samedi 16 janvier 2016

Vivre, c'est épaissir le temps

Vivre, c'est épaissir le temps.
Voilà la phrase qui a émergé, comme une évidence, d'une discussion que j'ai tenue tout à l'heure avec ma professeure de littératures croisées : nous parlions de Marcel Proust, Virginia Woolf, Walt Whitman, Jean Giono, entre autres, et avons conclus que ceux-ci avaient, dans leur style, réussi à "épaissir le temps". "C'est ça, la vie," a dit une voix dans ma tête, "vivre, c'est épaissir le temps."
J'ai trouvé une certaine esthétique et une certaine évidence à la phrase ; j'aime ses mots, sa simplicité, sa fluidité et l'image créée, qui est principalement portée par l'image "épaissir le temps". Toutefois, en y réfléchissant plus profondément, la phrase m'a paru insatisfaisante, incomplète, au niveau du sens comme de l'évocation. J'avais l'impression de lancer une phrase orpheline, certes pleine d'interprétations possibles, mais je sentais au contraire que ce foisonnement l'appauvrirait, par rapport à une phrase plus complète que l'on peut prendre plaisir à analyser dans ses détails et ses subtilités.

Mon but est donc le suivant : tout en tentant de préciser et d'étoffer la pensée intuitive que j'ai eue, de la formuler rigoureusement, je vais tenter d'en garder la fluidité, l'évidence et le pouvoir évocateur, afin de montrer que des phrases rigoureuses ne sont pas toujours esthétiquement arides, et inversement, qu'une belle phrase peut être, dans une certaine mesure, rigoureuse. (On notera que la réserve "dans une certaine mesure" tient au caractère très imprécis de la rigueur, et non à une incapacité essentielle du beau à se faire rigoureux, ce que je cherche à contredire.)

Dans un premier temps, je vais donc me poser continuellement la question : "Que voulais-je dire ?", analyser les termes qui se dégagent de la réponse, les préciser encore si nécessaire, et synthétiser enfin pour recréer une phrase esthétiquement satisfaisante.
Que voulais-je dire par "vivre" ? J'entendais, "vivre pleinement", "vivre vraiment". Mais qu'est-ce au juste qui sous-tend à ces expressions ? Selon moi, il s'agit du bonheur, du fait "d'être heureux" -- qui est un état, à distinguer de la joie, qui est le passage d'un état à un autre, plus précisément, comme dirait Spinoza (Éthique III), "d'une perfection moins grande à une perfection plus grande". Cette approche servira plus tard. Reformulons déjà : "Être heureux, c'est épaissir le temps."
Mais que voulais-je dire par "c'est" ? Le verbe "être", ainsi que le pronom démonstratif "ce", "ça", utilisé sous forme contractée dans "c'est", sont des mots courants, qui peuvent avoir une grande quantité de sens différents selon le contexte dans lequel ils sont utilisés, et l'intention de l'auteur. En l'absence d'un contexte très fourni, on se contentera de remarquer que "ce" se rapporte à "Être heureux". L'intention de l'auteur à présent : répondons à la question posée en début de paragraphe, notre leit-motiv. Le verbe être indiquait initialement une identification entre le fait d'être heureux et celui d'épaissir le temps. Mais une identification signifie que les deux parties sont rigoureusement la même chose. En reformulant "mathématiquement", si l'on nomme A et B les deux membres, dire "A c'est B", c'est dire "A est équivalent à B", c'est dire encore "A implique B et B implique A". Or, ce que je tentais de dégager, c'était plutôt l'influence de l'action d'épaissir le temps sur l'état de bonheur. Reformulons de manière aride : "Épaissir le temps implique être heureux". Reformulons plus bellement : "Épaissir le temps rend heureux". Notons tout de même l'ajout de sens du verbe "rendre" qui sous-entend une transformation, et qui donc dépasse la simple relation de nécessité logique, en rajoutant une dimension temporelle et causale au sens physique.
Que voulais-je dire, enfin, par "épaissir le temps" ? J'ai dit que je voulais garder l'expression, mais elle mérite tout de même d'être précisée. Par exemple, le verbe "épaissir", bien qu'à l'infinitif, nécessite, dans les faits, un sujet. Qui épaissit le temps ? Le sujet, dis-je (et j'ai l'air de contourner le problème), je veux dire : le sujet pensant, le sujet philosophique, la conscience, ce qui sent, perçoit, et imagine. J'aligne ici des dénominations pour pouvoir préciser plus tard. Pour mettre en lumière le fait qu'il y a un sujet, je peux utiliser le "je" philosophique qui désigne exactement ce que nous voulons. Cela donne : "Épaissir le temps me rend heureux."

À la fin de cette analyse, il reste encore quelques points à éclaircir : la nature exacte du sujet philosophique, celle du lien de causalité qu'exprime le verbe "rendre", et les conditions pour lesquelles cet énoncé est "vrai" (on en prendra une définition intuitive pour simplifier).

J'ai pris la peine d'énoncer un "je" sous la forme d'un "me" uniquement pour mettre en lumière les processus que celui-ci sous-entend : en fait, dans l'énoncé, ce qui se produit effectivement, c'est que l'action "épaissir le temps" a une conséquence sur le sujet "je", qui obtient alors la propriété "être heureux". Pourquoi le sujet est-il affecté par l'action ? C'est pour répondre à cette question que j'ai besoin de déterminer la nature exacte de mon sujet ; cela permettra de plus d'exhiber une distinction qui me semble intéressante.
Un sujet reçoit des signaux sensoriels, les interprète, imagine, se rappelle raisonne et peut être conscient de lui-même, des signaux sensoriels, du fait qu'il les interprète, de ce qu'il se rappelle ou imagine et de son raisonnement. Laquelle de ces propriétés exactement veux-je utiliser ? En fait, "épaissir le temps" étant une expression qui "évoque", elle fait appel à l'imagination, mais la situation concrète qu'elle évoque est un moment de vie qui prend place ici et maintenant, c'est-à-dire qu'elle met en jeux des signaux sensoriels et, nécessairement, leur interprétation et la mémoire. Le rôle de la mémoire est ici surtout d'étendre le "maintenant" à un intervalle de temps non ponctuel qui laisse le temps au plaisir sensoriel et à celui né de l'interprétation de la sensation. J'ai donc besoin de faire appelle à une expression qui, pour indiquer tout cela sans alourdir, puisse synthétiser ; je choisirai donc le verbe "sentir", qui me semble idoine. On a donc : "Sentir que j'épaissis le temps me rend heureux". Mais j'ai l'impression d'avoir perdu en esthétique, je propose donc une autre forme, que je justifierai : "Je deviens heureux, quand je sens que le temps s'épaissit." La tournure impersonnelle "le temps s'épaissit" permet de gérer deux cas : celui où "je" suis l'acteur qui épaissit le temps, et celui où je ne le suis pas (on gère donc tous les cas). Le "quand" peut introduire une dimension temporelle qui n'est pas gênante, voire enrichissante, en ce qu'elle ancre encore une fois la relation causale dans un déterminisme temporel et physique. Enfin, la virgule permet de lever une ambiguïté : le "quand" aurait pu signifier "quand et seulement quand", c'est-à-dire logiquement "si et seulement si", une implication à double sens, c'est-à-dire une identification -- ce n'est pas ce que nous voulons. Ici, la séparation de la phrase en deux parties permet de souligner qu'il s'agit bien d'une implication univoque. Enfin, le verbe "devenir" remplace adéquatement le verbe "rendre" (mais il ne me convient pas esthétiquement, j'y remédierai plus tard).

Je dois ensuite traiter la nature du lien de causalité exprimée par le verbe "devenir". En fait, pourquoi deviens-je heureux ? Parce que je suis capable de me rendre compte, c'est-à-dire d'être conscient (et on rendra donc explicite un autre aspect du sujet humain qu'on décrivait plus tôt) du fait que le temps s'épaissit. Plus précisément, je suis capable d'en être conscient parce qu'aucune contrainte extérieure ne m'en empêche, parce que moi-même je m'autorise à savourer, à jouir du fait que le temps s'épaissit (le verbe genießen en allemand me semble plus satisfaisant, mais restons en français). Il y a donc à ajouter les notions de plaisir et de capacité. D'un point de vue spinoziste, il me plairait d'exprimer la chose ainsi : lorsque jouir de l'épaississement du temps est dans ma puissance d'agir, je deviens heureux.
Comme on a réussi à évoquer la plupart des propriétés du sujet philosophiques dans d'autres mots, on peut à présent se passer du "je", et obtenir un énoncé à consonance plus générale grâce à un "on", qui a également le mérite de rendre la phrase moins étrange.

Éclaircissons le dernier point : pourquoi le fait de sentir que le temps s'épaissit rend-il heureux ? (C'est en fait le cœur de l'analyse, la justification de l'affirmation.) En fait, quand le temps s'épaissit, on élargit le hic et nunc, on se place dans une impression temporaire d'éternité extraite aux contraintes parfois douloureuses, voire destructrices, de la considération du passé et de l'avenir. On suit alors son désir, on revient aux choses simples, à prendre le temps d'écouter son corps, ses besoins, ses sensations, on se rend plus conscient du corps et de soi-même, et à une augmentation de conscience correspond une joie, dirait Spinoza. Ceci justifie d'ailleurs la distinction entre joie et bonheur introduite précédemment, ainsi que le choix du bonheur plutôt que de la joie : en effet, une sensation d'éternité, ou en tout cas de durée, provoquée par l'épaississement, est forcément la cause d'un état durable et non seulement d'un passage, et cela parce que la sensation de l'épaississement du temps est réactualisée à chaque instant, et est donc une cause sans cesse renouvelée d'une joie, et une joie continue est un bonheur. Cette analyse permet également de se départir du verbe "devenir", qui nuisait plus à l'équilibre de la phrase qu'il n'ajoutait de sens : le verbe "être" convient donc très bien, et d'autant plus si on est capable d'introduire des bornes temporelles, via une expression telle que "tout le temps que"
La réflexion précédente introduit, sinon un problème, au moins une question : y a-t-il une différence entre "être conscient que le temps s'épaissit" et "sentir intuitivement que le temps s'épaissit". Les deux mènent selon moi à un état de bonheur, mais j'aurais tendance à dire que la conscience ajoute à la sensation ; la sensation existe toujours mais il y a en plus son traitement par l'esprit qui comprend alors qu'il est effectivement passé d'une perfection moins grande à une perfection plus grande et qui, par conséquent, apprend une méthode pour être heureux. On retrouve l'idée spinoziste selon laquelle une augmentation de liberté, c'est-à-dire de puissance d'agir, est exactement (identification) une augmentation de connaissance dans l'esprit. Être conscient, connaître, avoir une idée adéquate : c'est la même chose que connaître une augmentation de puissance d'agir.

Tentons enfin une reformulation esthétique :
On est heureux tout le temps qu'on est capable de sentir l'épaississement du temps.

Et on pourra se permettre de préciser dans le contexte :
On l'est plus encore si l'on épaissit soi-même le temps, ou si l'on sait qu'on sent son épaisseur.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire