samedi 6 février 2016

"Moi"

"Mes racines s'enfoncent dans les profondeurs du monde, à travers l'argile sèche et la terre humide, à travers les veines de plomb, les veines d'argent. Mon corps n'est qu'une fibre. Toutes les secousses se répercutent en moi ; et le poids de la terre presse contre mes côtes. Là-haut, mes yeux sont d'aveugles feuilles vertes. Je ne suis qu'un petit garçon vêtu de flanelle grise."
Virginia Woolf, Les Vagues, 1931, Traduction de Marguerite Yourcenar

Je suis. Le monde passe à travers mes sens ; je sens ; j'ai l'impression d'exister parce que je sens ; j'ai l'impression d'exister parce que je pense ; j'ai l'impression d'exister et d'être au monde et d'être unique et incompréhensible parce que j'imagine.
Un jour, je suis né. Plus exactement, j'étais deux gamètes, puis une cellule, deux, quatre ; un peu plus tard, j'étais un embryon dans un utérus, de plus en plus de matière a fait partie de "moi", et s'est organisée peu à peu selon la disposition particulière que mes pairs actuels reconnaissent comme celle d'un "humain". Puis, je suis sorti de l'utérus au milieu de nombreux pairs humains. Je n'ai pas de souvenir de ce jour, ni du processus qui l'a précédé : on m'a expliqué ce qui s'était produit ; on m'a dit que je suis né un jour précis, à une heure précise. Deux êtres humains, chacun se trouvant avoir un sexe biologique dit "opposé" à celui de l'autre, ont vécu avec moi pendant que la Terre effectuait autour du Soleil de nombreuses révolutions. L'un d'eux, d'ailleurs, était à ce qu'on m'a raconté, le même humain dans l'utérus duquel je me suis formé.
Après cela, j'ai quelques souvenirs, diffus, confus. De vagues impressions. J'ai bien dû sentir le monde autour de moi, j'ai bien dû agir, réagir. Peut-être penser, certainement imaginer. Depuis, de nombreuses expériences ont modifié le corps qui me définit, et lui-même s'est développé selon un schéma à la fois prévu par le code génétique issu de la rencontre de la moitié du patrimoine génétique de chacun de mes parents, et également selon les influences que l'extérieur exerçait sur lui.
Aujourd'hui, je dis "je", j'ai une grande collection de souvenirs, j'imagine de nombreuses situations, je rêve, je perçois diverses subtilités du monde, je comprends des concepts complexes et insoupçonnables pour l'être que j'ai un jour été, j'amasse des connaissances et des intuitions à propos du monde qui m'entoure et qui, en fait, me sous-tend ; enfin, le "moi" se sépare de plus en plus du corps qui acquiert une sorte d'indépendance. Ou bien est-ce le "moi" qui se développe et acquiert une indépendance ? Et cette indépendance est-elle réelle ou fantasmée ?

Il y a quelques temps, un temps égal à ce qu'on appelle "mon âge", plus exactement à un peu plus de 19 révolutions terrestres ou encore 7000 rotations du globe terrestre sur lui-même (évitons tout de même les chiffres plus exacts pour maintenir l'anonymat), je n'étais pas. Ou plus exactement, les particules qui aujourd'hui me composent ne me composaient pas. Qu'à cela ne tienne ! Celles qui me composent maintenant ne me composaient déjà probablement pas il y a quelques 7 années, mais j'avais une forme grosso modo semblable à ma forme actuelle. Non, ce dont je parle est bien plus effrayant : il n'y avait pas de particules assemblées dans un ordre et selon une modalité tels que de ce que j'appelle à présent le "moi" on puisse seulement envisager l'existence. Imaginons, si cela se peut, qu'un élément de la longue chaîne de déterminismes qui a mené à mon existence actuelle ait été différent, les nombreuses différences que nous pourrions observer avec ce que je suis effectivement - bien qu'une telle expérience soit évidemment totalement impossible.

Qu'est-ce qui, donc, fait qu'un vague amas de particules maintient pendant un temps remarquablement long un ordre particulier et quasiment immuable d'un point de vue macroscopique ? D'où vient que de l'inerte naît la vie ? D'où vient que d'atomes assemblés spécifiquement naît l'imagination, l'esprit, la conscience de soi ? Qui suis-je ? Ma question a-t-elle seulement un sens ?

Je m'identifie à mon corps. J'ai l'impression d'être à l'intérieur et de le commander, mais en même temps, je ne trouve aucune distinction satisfaisante entre âme et corps. C'est que le corps m'est une réalité tangible et que l'âme m'échappe, qu'elle glisse entre les doigts qui voudraient la saisir. Finalement, je me dis que l'esprit est exactement le corps, mais présenté d'une telle manière qu'on ne le reconnaît pas ; mon esprit est en quelque sorte l'idée de mon corps, et je n'ai pas d'âme au sens substantiel et métaphysique ; la distinction esprit-âme est cruciale.
Spinoza pose, dans son Éthique, la parfaite équivalence entre le monde tangible - là où évoluent les masses, les charges, les particules en général, les corps et la lumière - et le monde "des idées" - l'information, en fait, à propos de tout ce qui évolue dans le tangible. Le Corps et l'Esprit sont alors la même chose, mais considérés différemment l'un de l'autre ; lorsque je vois cet écran devant moi, simultanément et sans interaction se déroulent deux processus :
Une lumière est émise, elle traverse l'air, mon cristallin, arrive sur ma rétine et stimule mes cônes et bâtonnets, un signal est alors émis le long de neurones et là, dans mon cerveau, quelque chose se passe que personne ne comprend encore exactement, mais qui fait que "je vois" ; et en même temps, l'idée d'un ordinateur émet l'idée d'une lumière et mon esprit saisit cette idée : l'Esprit ne sent pas, il perçoit.

Je suis persuadé qu'en réalité, contrairement à ce que semble dire Spinoza, le point de vue idéel est causé par le matériel, qu'il est entièrement déterminé par lui ; mais alors on tombe dans un matérialisme et on peut lui asséner les traditionnelles objections : comment se fait-il, par exemple, que j'aie l'impression que mon esprit agit sur mon corps ? Je ne suis pourtant pas un empire dans un empire, je suis soumis aux lois de l'Univers comme tous les objets physiques ; et j'y suis d'autant plus soumis que je suis un être composite d'un nombre astronomique de particules qui sont chacune et toutes et ensemble ou individuellement soumises à ces lois "naturelles" que sont les lois physiques, c'est-à-dire la modalité précise et déterminée dont les particules se comportent effectivement.
Il y a donc là un problème épistémologique majeur. Je le pose volontairement en termes à la fois naïfs, excessivement formels ou paradoxaux, parce que cela, j'espère, transporte dans le lecteur mon interrogation et soulève en sa personne les mêmes questions. Quand le "je" apparaît-il ? Pourquoi a-t-il l'impression d'être indépendant, que se passe-t-il en fait lorsque « "je" "pense" » ?
Plus perturbant encore : pourquoi le "je" a-t-il autant l'impression de contrôler sa situation, pourquoi imagine-t-il connaître à ce point adéquatement quand sa seule expérience est la sienne, pourquoi a-t-il autant d'assurance assise, alors qu'il ne détient factuellement, initialement à la fois ni puissance significative sur les actes du corps, ni connaissance adéquate, et par conséquent, aucune raison (au sens rationnel et logique) d'avoir confiance en lui-même ?
On en doute encore ? Qu'on pense alors qu'il existe déjà des processus dans le corps qui déterminent ses actions avant que l'Esprit ou le Moi apparaissent. Qu'on pense à quel point parfois, les Hommes "voient le meilleur et font le pire" (Spinoza, Correspondance, Lettre 58 à Schuller, 1674, traduction M. Rovere, éditions Garnier-Flammarion, 2010, p. 318-919). Qu'on pense aux moments où la colère remplit tout l'esprit de son acide, où la dépression noie la raison dans une poix visqueuse et tiède, où la joie fait rebondir le soi contre les bords du corps, où l'envie fait bouger inexorablement les membres quand en soi la voix crie désespérément d'arrêter.

Il y a donc dans le Corps lui-même (et, en fait, quelque part dans l'Esprit), quelque chose qui n'est pas le Moi (même si on a traditionnellement l'habitude de ne considérer le Moi qu'en tant qu'il est dans l'Esprit, ici, je traite également de ses réalisations concrètes, de ce qui, dans le cerveau, est ce "nous"). Et cette chose détermine en partie les actes du Corps. Cette chose, Spinoza l'appelle Désir (il n'est pas certain, à ce stade, que Spinoza ait eu une définition aussi générale du Désir, mais c'est mon cas), et en fait l'Essence de l'Homme. Pour ma part, je me méfie d'un concept aussi absolu que celui d'essence (bien que je rechigne moins à l'utiliser lorsqu'il s'agit de particules physiques isolées et fondamentales), et je crois (comme Spinoza cette fois) que le Désir n'est pas propre à l'Homme ; il y a cependant une certaine réalisation du Désir qui est spécifique (à cause de quelques propriétés, à commencer par celles venues de l'ADN et celles qui gèrent les mouvements du Corps ou dépendent de la disposition du cerveau) à ce que nous disons "humain" (je ne me lance pas, ici, dans une démarche - périlleuse - de définition de l'être humain, remarquons simplement ici que notre définition est encore (et sera toujours ?) inadéquate mais que, malgré cette inadéquation, nous pouvons remarquer certaines propriétés et clarifier les limites de notre propos à mesure que nous définissons mieux son objet).
Ce Désir, donc, est ce qui explique comment le Corps se meut lorsque son déplacement n'est pas altéré - disons plutôt "modifié" ou "dirigé" (mais ce dernier terme est peut-être un peu osé) - par le Moi. Pourtant le Moi pourrait bien être causé par le Désir (qui finalement est actuellement une "boîte noire" pour nous, bien qu'un outil de réflexion assez utile). Proposons même une explication plus détaillée. Le Désir est l'ensemble des processus d'origine inconsciente (et par là, j'entends, "non causés par le Moi") qui déterminent les actions du Corps et ses modalités particulières. Dans le Désir, alors, il y a tout ce qui s'est révélé adapté à notre environnement et nous a factuellement permis de mieux survivre. Il n'est pas inconcevable, alors, que le Moi soit une partie du Désir que nous distinguons inadéquatement du Désir uniquement parce que le Moi, c'est ce qui pense, ce qui sait, ce qui filtre, ce qui se sent soi, ce qui est conscient d'être conscient. Ce qui est certain c'est qu'une structure cérébrale telle qu'elle fasse émerger une conscience d'être conscient a permis une meilleure adaptation. Et par le mouvement de conscience d'être conscient, le soi se décolle du reste et se pose en observateur (tout en oubliant, parfois, de s'observer lui-même, un état particulier qui peut expliquer qu'il se croie indépendant et substantiel), il peut donc même orienter le Désir, et guider (cette fois, le terme semble enfin adéquat) les actions concrètes du Corps, en effet, c'est parce que son effet de "filtre" s'est révélé "utile" qu'il a été "sélectionné".

Je tourne autour de la définition et de la cause du Moi, et de celles du Désir, j'ai l'impression qu'il y a en elles quelque chose qui m'échappe encore. Adoptons, pour guider l'intuition, une démarche momentanément matérialiste :
Le Désir est l'ensemble des structures du Corps (j'entends par là, qui font partie du "milieu interne" du Corps, ainsi que de ce qui, dans le milieu externe, est tellement solidaire du Corps qu'il en fait partie - je pense ici à la flore intestinale et aux espèces présentes sur la peau) qui déterminent celui-ci à agir, et donc, "depuis l'intérieur". L'ennui, c'est la difficulté de définir véritablement adéquatement ce que signifie "intérieur" et "extérieur", et même, d'une telle difficulté on peut tirer le questionnement suivant : "la notion d'intérieur du corps a-t-elle réellement un sens ?".
D'après cette définition un peu plus précise, le Moi est une forme du Désir. Plus précisément, il est certainement une structure précise du cerveau qui a le "privilège" de recevoir et de traiter un grand nombre de stimuli, mais non de manière génétiquement ou épigénétiquement déterminée, mais plutôt selon des schémas d'apprentissage tels que lorsqu'une prise de décision est vécu comme "bonne", les circuits neuronaux qui y ont mené se renforcent et seront réutilisés. La faiblesse du Moi est donc d'être subordonné aux informations qu'il reçoit, et que le reste du Désir parfois ne lui fait pas parvenir pour un nombre conséquent de très bonnes raisons. (Bien des expériences laissent penser que notre corps voit des choses, mais que celles-ci, bien que traitées, ne parviennent pas jusqu'à la partie consciente de notre Esprit, parce que celui-ci a, par exemple, une tâche plus importante à effectuer.) Sa force, cependant, c'est sa vision d'ensemble, la symbolique qu'il utilise, le fait précisément qu'il peut oublier, le fait qu'il se concentre par moments sur un problème pour mieux le traiter, sa plasticité, l'auto-critique et le nombre de données à la fois conscientes et inconscientes (intuition) qu'il peut traiter.

Remarquons la chose suivante : Spinoza dit que le Désir est en fait "l'effort à persévérer dans son être". Pris d'un point de vue biologique et évolutif (bien que dans cet article j'aie été volontairement allusif et schématique), la nouvelle définition du Désir que nous avons avancée en nous appuyant sur de nouvelles observations correspond en fait à la définition spinoziste du Désir. En effet, l'ensemble des structures intérieures au Corps qui déterminent ses actions, ce n'est rien d'autre que l'ensemble des structures qui font que le Corps tend à rester un Corps et à rester vivant ; c'est-à-dire, l'ensemble des structures dont l'effort est de faire persévérer le Corps dans son être.
On veillera, d'ailleurs, à transporter la définition matérielle que j'ai donnée du Désir dans le point de vue de l'Esprit, de la pensée et des idées, puisque, je le rappelle, j'ai volontairement simplifié mon raisonnement à un certain point (pour pouvoir le poursuivre) en le réduisant à l'aspect sensible ; aussi le Désir (et donc le Moi, que celui-ci implique) est-il également et identiquement une réalité concevable sous l'attribut de la pensée.

Enfin, le Moi est une partie du Désir qui garantit une potentielle libération de toutes les inadéquations qui peuvent accompagner le Désir du fait qu'il est le produit d'une évolution empirique, aveugle, et inachevée ; mais en même temps ce Moi est vulnérable, fragile et influencé, et c'est précisément pour cette raison qu'il est important de connaître ce qui influence le Moi et le heurte : l'instrument de libération n'en est plus un dès lors qu'il est biaisé par quelque pression externe qui le pousse à se diriger dans un sens qui, au contraire de rendre le Corps et l'Esprit joyeux, les blesse.

1 commentaire:

  1. "Qu'est-ce qu'un homme ?
    206 os, 640 muscles, 100 milliards de neurones, 100 000 milliards de cellules de 200 types différents qui arrivent à fonctionner ensemble. Et pourtant, tranquillement, sans aucune hésitation, à chaque action de ces innombrables cellules, nous disons " Je ".
    Je mange, je ris, je respire, je pense, je suis ému.
    Sommes-nous vraiment là, plantés au sommet d'une montagne de cellules, à les regarder fonctionner pour nous ou est-ce une illusion ?

    Sur une vie, de l'enfance à la vieillesse, cinquante tonnes de nourriture nous traverse et nous transforme. Cinquante tonnes ! En 24 heures, nous inspirons huit mille litres d'air et des centaines de milliers de cellules sont renouvelées. Et, pourtant, à la fin d'une journée, nous pourrions affirmer sans rire à qui veut l'entendre " Ce soir, je suis la même personne que ce matin ".

    Comment est-ce possible ?
    Tout changerait, tout se renouvellerait, des cellules à l'eau qui me compose, des pensées aux émotions qui me traversent, tout sauf moi ?

    La conscience de soi permet quelque chose d'extraordinaire.

    Grâce à elle, tous les phénomènes intérieurs et extérieurs qui nous touchent, aussi variés soient-ils, peuvent être rattachés à une seule entité, réunis sous le même étendard: je.
    Et c'est bien pratique. Je vois, je chante, je comprends, je suis ému. Toujours je, je, je, utilisé en permanence et qui s'applique à tout. Je ris, je bronze, je parle, je digère. Voilà un mot commode pour unifier l'ensemble. A force d'être appelé par un prénom, à force de dire je, l'esprit croit fermement en l'existence d'un moi, tel un génie dans une bouteille ou un prisonnier dans sa cellule." ;-)

    http://illusiondelego.blogspot.fr/

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