mardi 26 août 2014

The Hollow Men - T.S. Eliot

Je voudrais aujourd'hui vous présenter un poème de T.S. Eliot, The Hollow Men, 1925. Je vous donne immédiatement une traduction. Que j'ai faite moi-même, comme d'habitude, parce que je n'aime jamais les traductions "officielles".


Les Hommes Creux


Mistah Kurtz - il est mort.

Un penny pour le Vieux Gars

I

Nous sommes les hommes creux
Nous sommes les hommes empaillés
Prenant appui ensemble
La tête1 remplie de paille. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous murmurons ensemble
Sont calmes et dénuées de sens
Comme le vend dans l'herbe sèche
Ou les pas des rats sur du verre cassé
Dans notre cellule sèche

Silhouette sans forme, teinte sans couleur,
Force paralysée, geste sans mouvement ;2

Ceux qui ont traversé
Avec des yeux francs, l'autre Royaume de la mort
Se souviennent de nous - peut-être3 - pas comme
De violentes âmes perdues, mais seulement
Comme les hommes creux
Les hommes empaillés.


II

Les yeux que je n'ose pas rencontrer en rêves
Dans le royaume onirique de la mort
Ceux-là n'apparaissent pas :
Là, les yeux sont
De la lumière solaire sur une colonne brisée
Là, un arbre se balance
Et les voix sont
Dans le chant du vent
Plus distantes et plus solennelles
Qu'une étoile qui s'étiole.

Ne me laissez pas être plus proche4
Dans le royaume onirique de la mort
Laissez moi aussi porter
De tels déguisements délibérés
Manteau de rat, peau de corbeau, bâtons croisés
Dans un champ
Me comportant comme le vent se comporte
Pas plus proche -

Pas cette ultime rencontre
Au royaume crépusculaire


III

C'est la terre morte
C'est la terre des cactus
Ici, les images de pierre
Sont érigées, ici elles reçoivent
La supplication de la main d'un homme mort
Sous le scintillement d'une étoile qui s'étiole.

Est-ce ainsi
Dans l'autre royaume de la mort
Veillant seuls
À l'heure où nous sommes
Tremblants de tendresse
Des lèvres qui embrasseraient
Des prières à la pierre brisée.


IV

Les yeux ne sont pas ici
Il n'y a pas d'yeux ici
Dans cette vallée d'étoiles mourantes
Dans cette vallée creuse
Cette mâchoire brisée de nos royaumes perdus

Dans ce dernier des lieux de rencontre5
Nous tâtonnons ensemble
Et évitons la parole
Réunis sur cette plage de la rivière tuméfiée

Aveugles, jusqu'à ce que6
Les yeux reparaissent
Comme l'étoile perpétuelle
Rose multifoliée
Du royaume crépusculaire de la mort
L'espoir seulement
Des hommes vides.


V

Allons autour du figuier de barbarie
Figuier de barbarie, figuier de barbarie
Allons autour du figuier de barbarie
À cinq heures du matin.7

Entre l'idée
Et la réalité
Entre le mouvement
Et l'acte
Tombe l'Ombre
Car Tien est le Royaume

Entre la conception
Et la création
Entre l'émotion
Et la réponse
Tombe l'Ombre
La vie est très longue

Entre le désire
Et le spasme
Entre la puissance8
Et l'existence
Entre l'essence
Et la descente
Tombe l'Ombre
Car Tien est le Royaume

Car Tien est
La vie est
Car Tien est le

C'est ainsi que prend fin le monde
C'est ainsi que prend fin le monde
C'est ainsi que prend fin le monde
Pas dans une explosion, mais dans un murmure.


Notes :

1. Le mot anglais est headpiece, littéralement "la pièce de la tête", soit le casque, ou la tête, tout simplement, mais lorsqu'il s'agit d'un épouvantail, ou d'une poupée, etc..

2.Ce passage est extrêmement intéressant d'un point de vue littéraire. En anglais, elle donne :
Shape without form, shade without colour,
Paralysed force, gesture without motion;

"Silhouette sans forme" est de toute évidence une antithèse (figure de style). Une silhouette étant censée avoir une forme. On conçoit aisément que "nuance sans couleur" en est une aussi, de même que "geste sans mouvement" et "force paralysée" (qui est, en l'occurrence, un oxymore). Sauf que le premier vers peut avoir un double sens, à cause de la polysémie du mot shade, qui signifie "nuance", mais aussi "ombre". La phrase "Silhouette sans forme, ombre sans couleur" prend alors un autre sens : une silhouette changeante (sans forme déterminée) dessinant les contours d'une ombre noire (sans couleur).

3. Dans le texte : if at all. Je n'ai pas de meilleure traduction. Littéralement, ce serait : "[Ils] se souviennent de nous - s'ils se souviennent -" ou "s'il c'est le cas".

4. Let me be no nearer. "Ne me laissez pas approcher" aurait mieux convenu, mais on perdrait le parallélisme avec la fin de la strophe, alors qu'on perd déjà le parallélisme entre Let me be no nearer (vers 1 de la strophe) et Let me also wear (vers 3 de la strophe), puisqu'on traduit une fois "Ne me laissez pas", et l'autre "Laissez moi".

5. La phrase sonne étrangement en français. Pourtant, c'est ainsi dans le texte initial : In this last of meeting places. Il y a le dernier lieu de rencontre, et c'est celui-ci.

6. En anglais, il y a un jeu de mots : Sightless, unless.

7. La strophe sonne comme une comptine pour enfants (donc c'est difficile à traduire) :
Here we go round the prickly pear
Prickly pear, prickly pear
Here we go round the prickly pear
At five o'clock in the morning.

Il s'agit sans doute d'une reprise d'une autre comptine populaire :

Here we go round the mulberry bush,
The mulberry bush,
The mulberry bush.
Here we go round the mulberry bush
On a cold and frosty morning.

Here we go round the mulberry bush,
The mulberry bush,
The mulberry bush.
Here we go round the mulberry bush
So early in the morning.

Il y est question d'un mûrier, et non d'un figuier de barbarie (qui se trouve être un cactus). Le jeu d'enfant innocent se transforme en quelque chose de vain, une "danse de l'infertilité" selon Robert Crawford.

8. Puissance est ici entendu, sans doute, au sens de "potentiel", de "possible". Qui s'oppose, donc, à l'existence, bien concrète.


Commentaire :

Le commentaire que je vais faire de ce texte ne sera pas approfondi, ni même analytique ou littéraire. Pour une telle analyse, vous pouvez aller voir ici. Ils expliquent notamment les deux phrases d'en-tête en italique. Et, en fait, la totalité du poème.

Ce texte est, aux premières lectures, poignant par son sentiment de vide, d'inanité, de mort et de fin de tout. Il m'apparaît comme un sombre texte, un peu comme une chanson, que les Hollow Men chanteraient d'une voix calme, rythmée, résignée, au début, puis par le poète lui-même, ensuite.

Un aspect relativement saisissant est son hermétisme. Des phrases courtes, simples, très peu explicites. Beaucoup de métaphores et de symboles. Mais très peu d'indices quant à leur signification. Les yeux, les étoiles, le royaume multiple de la mort (l'autre, l'onirique et le crépusculaire) reviennent souvent, mais les rats, la cellule humide, le manteau de rat, la peau de corbeau, les bâtons croisés, et bien d'autres restent relativement obscurs.

Par contre, ce qui saute aux yeux, c'est le terme Men - Hommes. On voit, on comprend assez vite, qu'il s'agit là de l'humanité. Une seconde lecture avec ce concept en tête ouvre des perspectives. C'est une critique, une critique très vive de l'humanité. Accompagnée d'une vision très pessimiste. Sommes-nous arrivés en plein désert ? Notre construction entière est-elle vaine et stérile ? Que valons-nous, après cette Première Guerre mondiale qui a montré tant des failles humaines ?

Et puis ces îlots de beauté que l'on rencontre, à mon avis, rarement ailleurs :
And voices are
In the wind singing
More distant and more solemn
Than a fading star. (II, Strophe 1, vers 7-10)

Sightless, unless
The eyes reappear
As the perpetual star
Multifoliate rose (IV, Strophe 3, vers 1-4)
N'imaginez-vous pas cette étoile aux branches et feuilles de feu, brillantes d'un joli rose ? N'entendez-vous pas les voix éteintes, mêlées au vent ?

Enfin, il y a un message fort, en dernière partie.
This is the way the world ends
This is the way the world ends
This is the way the world ends
Not in a bang but a whimper. (V, Strophe 6)
Je vous en laisse l'appréciation, car elle peut sans doute extrêmement diverse en fonction des personnes et de leur ressenti. Il reste que cette dernière strophe, comme un mantra, est une des phrases les plus citées d'Eliot, et c'est grâce à elle que j'ai décidé de le lire. Je l'ai entendue pour la première fois dans Doctor Who (Seconde série, Saison 3, Épisode 6 : L'Expérience Lazarus), pour ceux que ça intéresse.

Et surtout ces deux phrases, auxquelles j'arrive enfin, et que je tiens à mettre en avant :
For Thine is the Kingdom
Life is long
For Thine is the Kingdom
Car Tien est le Royaume
La vie est longue
Car Tien est le Royaume
Toi. Qui est ce Toi ? N'est-ce pas toi, lecteur ? N'est-ce pas moi ? N'est-ce pas nous tous, nous qui sommes nés après lui, et à qui appartient (en partie) à présent le Royaume - la Terre sur laquelle nous vivons ? La vie est longue. La vie n'est pas courte comme dans les proverbes. Nous avons du temps. Nous pouvons faire en sorte que nous, les Nachgeborenen, ceux-qui-sont-nés-après, changions les choses et brisions l'inanité de notre condition humaine actuelle, et la vanité de notre société, qui, en fait, est bien vide, bien creuse. Ne laissons pas notre Terre se transformer en terres désolées, en Waste Lands...

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