VII.
Le génie artistique
Reprenons
les exemples de la fin de la partie précédente, à savoir Les
Mains libres d’Éluard et les
Illuminations de
Rimbaud. Les deux font appel
à des dimensions plus inconscientes ou émotives du langage que
le langage quotidien,
donc la compréhension du
message de l’auteur ne se fait plus que par association
d’impressions et d’images, lorsqu’elle se fait. Et c’est là
qu’intervient de nouveau la notion de génie : Éluard
et Rimbaud nous apparaissent géniaux, et donc produisent en nous un
sentiment esthétique plus puissant que les autres, parce que nous ne
comprenons pas comment ils arrivent à produire en nous un sentiment
esthétique et à transmettre leur message, et donc, a
fortiori, nous ne comprenons pas
comment ils ont élaboré
leur message. En
fait, l’image du génie romantique repose principalement sur ce
postulat : ni l’artiste, ni les spectateurs ne savent comment
l’œuvre d’art est faite, donc elle est supposée venir d’une
occulte faculté interne et innée à l’artiste (cf
Kant, Critique de la Faculté de juger).
Mais
le génie n’est pas seulement un fait entièrement inconscient
comme le prône Kant,
il est aussi le fruit d’un travail long et acharné comme le prône
Nietzsche. Grâce à lui, on
comprend que l’art peut
devenir l’œuvre de chacun, si chacun travaille suffisamment et le
désire intensément, et également que dans cette mesure, chaque
œuvre géniale permet un dépassement collectif : la
considération d’une telle œuvre ne doit pas nous effrayer et nous
faire penser que nous ne pouvons pas en faire autant, mais au
contraire nous inciter à, si
nous le voulons, exprimer tous nos talents pour égaler les génies,
humains comme nous.
Souvent,
le génie vient aussi de ce que l’artiste a remis en question une
règle dans son œuvre. Or, comme
le soutient Kant, l’œuvre
géniale peut alors devenir
un exemple, un modèle, et elle peut même être source de progrès
technique ou technologique, comme s’en nourrir et lui donner de
nouvelles formes. Mais encore
une fois, le dépassement d’une règle artistique n’est pas le
fruit d’une condition innée, mais plutôt d’un travail long et
attentif d’observation des règles, de jeu avec elles, de maîtrise,
pour enfin atteindre le dépassement.
Donc
l’image romantique du génie est en grande partie incomplète et il
est important d’être bien conscient que les génies, en fait,
n’existent pas ; ou plutôt, que nous sommes tous des génies
en puissance – bien que nos complexions propres nous prédisposent
davantage à l’une ou l’autre forme de génie.
Et
l’on voit encore une fois que si l’art n’était que la
sublimation d’une émotion, nous serions privés de la plus grande
partie des œuvres produites, même parmi celles que nous disons
géniales. La sublimation d’une émotion apparaît plutôt comme
une composante contingente de l’art que comme une condition
nécessaire et – pire ! – suffisante.
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