mardi 25 août 2015

Art et émotions (7) - Le Mythe du Génie


VII. Le génie artistique

Reprenons les exemples de la fin de la partie précédente, à savoir Les Mains libres d’Éluard et les Illuminations de Rimbaud. Les deux font appel à des dimensions plus inconscientes ou émotives du langage que le langage quotidien, donc la compréhension du message de l’auteur ne se fait plus que par association d’impressions et d’images, lorsqu’elle se fait. Et c’est là qu’intervient de nouveau la notion de génie : Éluard et Rimbaud nous apparaissent géniaux, et donc produisent en nous un sentiment esthétique plus puissant que les autres, parce que nous ne comprenons pas comment ils arrivent à produire en nous un sentiment esthétique et à transmettre leur message, et donc, a fortiori, nous ne comprenons pas comment ils ont élaboré leur message. En fait, l’image du génie romantique repose principalement sur ce postulat : ni l’artiste, ni les spectateurs ne savent comment l’œuvre d’art est faite, donc elle est supposée venir d’une occulte faculté interne et innée à l’artiste (cf Kant, Critique de la Faculté de juger).
Mais le génie n’est pas seulement un fait entièrement inconscient comme le prône Kant, il est aussi le fruit d’un travail long et acharné comme le prône Nietzsche. Grâce à lui, on comprend que l’art peut devenir l’œuvre de chacun, si chacun travaille suffisamment et le désire intensément, et également que dans cette mesure, chaque œuvre géniale permet un dépassement collectif : la considération d’une telle œuvre ne doit pas nous effrayer et nous faire penser que nous ne pouvons pas en faire autant, mais au contraire nous inciter à, si nous le voulons, exprimer tous nos talents pour égaler les génies, humains comme nous.
Souvent, le génie vient aussi de ce que l’artiste a remis en question une règle dans son œuvre. Or, comme le soutient Kant, l’œuvre géniale peut alors devenir un exemple, un modèle, et elle peut même être source de progrès technique ou technologique, comme s’en nourrir et lui donner de nouvelles formes. Mais encore une fois, le dépassement d’une règle artistique n’est pas le fruit d’une condition innée, mais plutôt d’un travail long et attentif d’observation des règles, de jeu avec elles, de maîtrise, pour enfin atteindre le dépassement.
Donc l’image romantique du génie est en grande partie incomplète et il est important d’être bien conscient que les génies, en fait, n’existent pas ; ou plutôt, que nous sommes tous des génies en puissance – bien que nos complexions propres nous prédisposent davantage à l’une ou l’autre forme de génie.
Et l’on voit encore une fois que si l’art n’était que la sublimation d’une émotion, nous serions privés de la plus grande partie des œuvres produites, même parmi celles que nous disons géniales. La sublimation d’une émotion apparaît plutôt comme une composante contingente de l’art que comme une condition nécessaire et – pire ! – suffisante.

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