VIII.
L’artiste
heureux
Il
me semble à présent que je peux en arriver au
cœur et à la conclusion du sujet. Maintenant que l’image de
l’artiste qui souffre et dont la douleur est la condition sine
qua non de la création
artistique (et a fortiori,
géniale) est détruite, nous pouvons en construire une nouvelle, et
dévoiler et démystifier la
genèse d’une œuvre.
Que
cela se produise de manière inconsciente ou non, l’esthétique
d’une œuvre découle d’une observation minutieuse, de
l’appréciation de nombreuses œuvres d’art qui forgent le goût.
Les émotions y ont une grande place, mais la beauté et
l’affectivité accomplissent avant tout les fonctions phatique,
expressive et
poétique du langage. Lorsque
l’artiste cherche à produire un effet, à transmettre un message,
à être original, il passe parfois par des moments de réflexion
intense et longue, qu’elle se fasse de manière inconsciente et
souterraine pendant des jours, des mois ou des années, ou qu’elle
soit émergée et bien en vue pendant des minutes ou des heures
entières.
Être
un artiste qui met dans l’art à la fois de la beauté, de
l’affectivité, de la rationalité, des images quotidiennes, des
enseignements vitaux appris au cours du cycle si particulier des vies
individuelles, croyez-moi, il est heureux. Lorsqu’il imagine qu’on
le lira, que peut-être, il rendra des humains plus heureux, que la
société entamera un lent mouvement – aussi restreint qu’il soit
– de changement vers une situation meilleure, cela le réjouit.
Brecht,
qui voulait que ses spectateurs réfléchissent à leur propre
comportement et à la composition de la société ainsi que de sa
hiérarchie et trouvent eux-mêmes des solutions à leurs problèmes.
Mrs Dalloway, qui ouvre la porte des monologues mentaux de tous –
riches, voyageurs, fous, amoureux, passants, médecins… Jean Giono,
qui fait de la vie quotidienne la scène perpétuelle de la beauté
et de la réflexion ; qui use si habilement de métaphores qui
donnent à remettre en question les faits établis, à étoffer les
interrogations ; qui ne donne pas de réponses et laisse au
comportement humain la complexité et l’explicabilité qui est la
sienne. Le Clézio, qui mêle aux descriptions pittoresques et
saisissantes du désert la souffrance et la solitude des peuples qui
y évoluent, la force que leur donnent les mythes et les religions,
qui met en scène l’amour comme une oasis dans la folie des Hommes…
Je crois profondément que ces écrivains étaient heureux,
lorsqu’ils écrivaient ; qu’il leur fallait du travail, des
heures d’acharnement – pour si peu passées à les lire. Ce sont,
je crois, des personnes généreuses qui donnent leur temps pour que
nous ne perdions pas le nôtre et que nous puissions apprendre plus
vite ce qu’eux auront pu mettre des années à comprendre. L’art
est peut-être le vecteur d’une amélioration perpétuelle des
hommes, et quand on repense à la théorie de l’évolution idéelle,
cela semble tout à fait vraisemblable…
Construire
une jolie phrase. Trouver instinctivement un alexandrin. Former des
homéotéleutes agréables et fondus dans le texte. Faire émerger
une image jamais exploitée, user de comparaisons, métaphores,
anacoluthes, zeugmas, asyndètes. Faire couler le flot des pensées
et de la narration, faire danser les personnages et les paysages.
Croyez-moi : l’artiste
prend souvent au moins autant de plaisir à sa création que les
spectateurs n’en prennent à la contemplation.
C'est amusant. Presque tout ton argumentaire essaye de prouver que l'affectivité n'est ni nécessaire ni suffisant à l’œuvre d'art. Et tu termines en parlant de plaisir... d'affectivité.
RépondreSupprimerBref. Je m'incline. Je veux dire, tout est tellement logique, convaincant, bien construit et bien dit qu'en plus du fait que ça devient extrêmement dur de détruire ta pensée, on n'a même plus envie de la détruire (oui, même moi qui adore détruire toute pensée, en tant que bonne avocate du diable). Et je salue le fait que ton argumentaire est à la fois simple et complexe, en somme destiné à tous.
BRAVO
20/20
APPROUVÉ
(pardon)
(...et ainsi vint le jour où la logique terrassa l'obstination bornée d'Ama l'émotive sensible à la logique)
C'est vrai que mon premier mouvement a été de rejeter la thèse selon laquelle l'art est avant tout affectivité, et de redonner sa place légitime à la réflexion et la rationalité en son sein, et il est également vrai que j'ai à un moment bifurqué, réfutant la thèse du génie, vers une appréciation plus simple et plus tangible de l'acte d'écriture. Et cette conclusion, je le reconnais, peut surprendre, et je l'aime bien aussi. Il me semble qu'il était important de montrer aussi que ni l'affectivité, ni la rationalité seules ne peuvent être nécessaires ni suffisantes à l'art, mais surtout, il me fallait dire que les deux sont en fait liés, qu'écrire dans la raison fait plaisir et que laisser des passages affectifs et inexplicables aide en fait à la réflexion, de même que l'affectivité fait plaisir et la rationalité réfléchir ; je voulais surtout montrer à quel point les deux sont liés, je crois, et finalement inséparables.
SupprimerJe suis véritablement heureux que cela te plaise et que j'aie réussi à concilier simplicité et complexité, ce que tu me dis me redonne confiance en moi et m'incite à continuer, donc : merci beaucoup =)
(Et ne t'excuse pas d'une telle exubérance joyeuse, sache plutôt que celle-ci est appréciée =p)
(Je ne suis pas sûr de bien comprendre cette dernière remarque, à ceci près que je n'aime pas l'idée de terrasser qui ou quoi que ce soit, mais si j'ai pu te convaincre et concilier des pensées, alors je suis heureux ^^)