VI.
L’art comme langage
Pour
aller encore plus loin dans mon analyse, j’aimerais répondre à
une question : dans quel mesure l’art est-il un langage ?
Je m’appuierai sur la théorie du
langage de Ronald Jakobson.
Voici ce qu’elle énonce :
Le
langage est composé de différentes structures ou différents objets
qui répondent tous à une fonction :
1)
Un émetteur,
qui donne au langage une
fonction expressive :
l’émetteur a envie ou
besoin de dire, d’exprimer
quelque chose.
2)
Un récepteur,
qui donne au langage une
fonction conative :
le récepteur doit faire un effort pour accéder au message (le
latin conatus signifie
« effort »), mais aussi, le langage a pour l’émetteur
une fonction liée au récepteur, celle de modifier
quelque chose dans le récepteur (faire naître une idée, un
sentiment, etc.) :
ici, le terme conatif
s’explique par le fait que l’œuvre elle-même est un effort pour
produire un effet sur
le récepteur. « Je
t’aime » est, je crois, un exemple où les fonctions
expressive et conative sont prédominantes : il s’agit
d’exprimer une émotion et d’un effort pour transmettre
une information au récepteur, et faire naître, ou entretenir, une
émotion en lui.
3) Un contexte, qui donne au langage une fonction
référentielle : le langage ne parle pas de rien, au
contraire, il s’appuie sur le monde tangible, sur les idées, les
images, les perceptions, etc., pour transmettre accomplir les
autres fonctions (exprimer, faire comprendre…).
4)
Un code,
qui donne au langage une fonction métalinguistique :
la langue, la syntaxe, la
grammaire, l’orthographe sont autant de parties du grand code du
langage en général. Il est dit métalinguistique,
c’est-à-dire « au-dessus du langage », parce que le
code n’a rien à voir ni avec le langage, ni avec les autres
fonctions, mais il est nécessaire qu’il existe une structure qui
transcende le langage, les langages, pour qu’il y ait compréhension
entre des humains. Exemple où la fonction métalinguistique est
exacerbée : le dictionnaire.
5) Un contact, qui donne au langage une fonction phatique :
le langage comporte en lui-même des éléments qui établissent un
contact entre émetteur et récepteur. Exemples où la fonction
phatique est exacerbée : « Allô ? », « Il
y a quelqu’un ? », « Tu m’écoutes ? ».
6)
Un message,
enfin, qui donne au langage une fonction poétique :
c’est probablement l’idée
la plus originale de Jakobson et la plus difficile à comprendre. Il
en donne un exemple, pris dans les affiches de campagne pour la
présidence aux États-Unis il y a de cela quelques décennies :
I
LIKE
IKE
Cette
assonance en « I » est un exemple dans lequel le message
est en quelque sorte son propre but, puisque la fonction qu’accomplit
le message, c’est d’être un message, un beau message. Il se
concentre sur sa propre forme, sur lui-même.
Alors,
l’art est-il un langage ? Analysons
quelques fonctions
1)
Expressive : l’artiste
a besoin d’exprimer ses sentiments, de dire quelque chose, de faire
comprendre, de montrer, etc.
La sublimation des émotions intervient ici, selon moi.
2)
Conative : l’artiste
s’efforce de changer le spectateur lors de l’appréciation de son
œuvre.
3)
Référentielle : l’art
évoque toujours un objet ou une idée, il ne se rapporte jamais à
rien. D’autre part, il
est, on l’a vu, un moyen de mettre certaines choses en valeur.
4)
Métalinguistique :
l’art, par ses différentes
contraintes techniques, et par les structures du cerveau – et
seulement par elles en ce qui concerne l’art conceptuel – impose
qu’il existe un code, des symboles à déchiffrer. L’exemple du
symbolisme en est
l’expression la plus frappante. Mais
même l’appréciation d’un paysage suppose un décodage, et des
symboles ; même la photographie ou la vidéo, puisque ce que
l’on observe n’est pas
la réalité, mais la réalité modifiée donc codée.
Il
est intéressant de constater à cet égard que,
même en l’absence apparente d’un code, il peut exister des
œuvres d’art. Paul Éluard,
dans Les Mains libres,
opère un dépassement de la sémantique. Sa poésie ne respecte plus
le code du langage, la fonction métalinguistique est détruite, et
pourtant, un message est produit, reçu, et artistique ; en fait
le code diffère simplement et fait appel à des éléments moins
analysables. De même des
Illuminations de
Rimbaud.
5)
Phatique : l’art
ne peut exister sans le support de l’œuvre, qui relie l’artiste
au spectateur et qui aide à assurer les fonctions conative et
expressive de l’art.
6)
Poétique : l’art
a bien évidemment quelque chose qui, dans le message, relève d’un
sentiment particulier, différent de toutes les autres activités
humaines. Lorsque Jakobson décrit les fonctions du langage, il pense
en priorité aux langages écrit et oral, d’où le terme de poésie
qui renvoie à l’art écrit ou oral, mais en réalité, cette
fonction peut être assurée par différents supports, même
complètement conceptuels. C’est ainsi que l’on peut conclure que
l’art et le langage
sont très intimement liés : l’art est un langage, mais à
certains égards, le langage est lui-même de l’art, puisqu’en
réalité, la communication est ce qui fait naître des idées
et des points de vue nouveaux sur la vie, l’humain, sur soi ou sur
le langage lui-même.
Donc,
l’affirmation que l’art était un langage a permis d’en exhiber
un grand nombre de fonctions dont une seule correspond à la
sublimation d’une émotion. L’art apparaît de plus en plus
complexe, et de plus en plus explicable.
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