dimanche 23 août 2015

Art et émotions (6) - Le langage des œuvres d'art


VI. L’art comme langage

Pour aller encore plus loin dans mon analyse, j’aimerais répondre à une question : dans quel mesure l’art est-il un langage ? Je m’appuierai sur la théorie du langage de Ronald Jakobson. Voici ce qu’elle énonce :
Le langage est composé de différentes structures ou différents objets qui répondent tous à une fonction :
1) Un émetteur, qui donne au langage une fonction expressive : l’émetteur a envie ou besoin de dire, d’exprimer quelque chose.
2) Un récepteur, qui donne au langage une fonction conative : le récepteur doit faire un effort pour accéder au message (le latin conatus signifie « effort »), mais aussi, le langage a pour l’émetteur une fonction liée au récepteur, celle de modifier quelque chose dans le récepteur (faire naître une idée, un sentiment, etc.) : ici, le terme conatif s’explique par le fait que l’œuvre elle-même est un effort pour produire un effet sur le récepteur. « Je t’aime » est, je crois, un exemple où les fonctions expressive et conative sont prédominantes : il s’agit d’exprimer une émotion et d’un effort pour transmettre une information au récepteur, et faire naître, ou entretenir, une émotion en lui.
3) Un contexte, qui donne au langage une fonction référentielle : le langage ne parle pas de rien, au contraire, il s’appuie sur le monde tangible, sur les idées, les images, les perceptions, etc., pour transmettre accomplir les autres fonctions (exprimer, faire comprendre…).
4) Un code, qui donne au langage une fonction métalinguistique : la langue, la syntaxe, la grammaire, l’orthographe sont autant de parties du grand code du langage en général. Il est dit métalinguistique, c’est-à-dire « au-dessus du langage », parce que le code n’a rien à voir ni avec le langage, ni avec les autres fonctions, mais il est nécessaire qu’il existe une structure qui transcende le langage, les langages, pour qu’il y ait compréhension entre des humains. Exemple où la fonction métalinguistique est exacerbée : le dictionnaire.
5) Un contact, qui donne au langage une fonction phatique : le langage comporte en lui-même des éléments qui établissent un contact entre émetteur et récepteur. Exemples où la fonction phatique est exacerbée : « Allô ? », « Il y a quelqu’un ? », « Tu m’écoutes ? ».
6) Un message, enfin, qui donne au langage une fonction poétique : c’est probablement l’idée la plus originale de Jakobson et la plus difficile à comprendre. Il en donne un exemple, pris dans les affiches de campagne pour la présidence aux États-Unis il y a de cela quelques décennies :
I
LIKE
IKE
Cette assonance en « I » est un exemple dans lequel le message est en quelque sorte son propre but, puisque la fonction qu’accomplit le message, c’est d’être un message, un beau message. Il se concentre sur sa propre forme, sur lui-même.

Alors, l’art est-il un langage ? Analysons quelques fonctions

1) Expressive : l’artiste a besoin d’exprimer ses sentiments, de dire quelque chose, de faire comprendre, de montrer, etc. La sublimation des émotions intervient ici, selon moi.
2) Conative : l’artiste s’efforce de changer le spectateur lors de l’appréciation de son œuvre.
3) Référentielle : l’art évoque toujours un objet ou une idée, il ne se rapporte jamais à rien. D’autre part, il est, on l’a vu, un moyen de mettre certaines choses en valeur.
4) Métalinguistique : l’art, par ses différentes contraintes techniques, et par les structures du cerveau – et seulement par elles en ce qui concerne l’art conceptuel – impose qu’il existe un code, des symboles à déchiffrer. L’exemple du symbolisme en est l’expression la plus frappante. Mais même l’appréciation d’un paysage suppose un décodage, et des symboles ; même la photographie ou la vidéo, puisque ce que l’on observe n’est pas la réalité, mais la réalité modifiée donc codée.
Il est intéressant de constater à cet égard que, même en l’absence apparente d’un code, il peut exister des œuvres d’art. Paul Éluard, dans Les Mains libres, opère un dépassement de la sémantique. Sa poésie ne respecte plus le code du langage, la fonction métalinguistique est détruite, et pourtant, un message est produit, reçu, et artistique ; en fait le code diffère simplement et fait appel à des éléments moins analysables. De même des Illuminations de Rimbaud.
5) Phatique : l’art ne peut exister sans le support de l’œuvre, qui relie l’artiste au spectateur et qui aide à assurer les fonctions conative et expressive de l’art.
6) Poétique : l’art a bien évidemment quelque chose qui, dans le message, relève d’un sentiment particulier, différent de toutes les autres activités humaines. Lorsque Jakobson décrit les fonctions du langage, il pense en priorité aux langages écrit et oral, d’où le terme de poésie qui renvoie à l’art écrit ou oral, mais en réalité, cette fonction peut être assurée par différents supports, même complètement conceptuels. C’est ainsi que l’on peut conclure que l’art et le langage sont très intimement liés : l’art est un langage, mais à certains égards, le langage est lui-même de l’art, puisqu’en réalité, la communication est ce qui fait naître des idées et des points de vue nouveaux sur la vie, l’humain, sur soi ou sur le langage lui-même.

Donc, l’affirmation que l’art était un langage a permis d’en exhiber un grand nombre de fonctions dont une seule correspond à la sublimation d’une émotion. L’art apparaît de plus en plus complexe, et de plus en plus explicable.

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