dimanche 13 octobre 2013

Le Poète

Vous savez tous ce qu'est ce regard qui parcourt, survole l'environnement, sans vraiment le voir. Une route, des voitures, des arbres, le vent dans les feuilles, le soleil et ses jeux d'ombres, les nuages. Tout cela, on connaît, on ne prend pas le temps de les détailler. Ce ne sont que des objets que l'on connaît par cœur. Des lieux communs. C'est en oublier plusieurs choses. D'une part, le caractère unique de chaque objet. Prenons les arbres. Il en existe un nombre impressionnant d'espèces, et même, au sein de chacune, chaque individu est différent, chaque portion d'ensemble, lui-même portion ou non d'un ensemble plus grand, est unique. Aussi, si l'on veut du beau, si l'on veut être ému, nul besoin de chercher bien loin. Il suffit, après tout, de ne plus regarder les objets, mais de les voir. De considérer l'entièreté de leur unicité, chacun des détails qui font qu'un arbre est bien plus qu'un arbre, que tout est, derrière le regard vide de l'habitude, spécial et magnifique.
La seconde chose que l'on oublie, c'est la contingence. Cet arbre, là, que vous regardez enfin avec des yeux neufs, eh bien, il n'avait aucune raison d'exister tel qu'il est plus que d'une autre manière. Non seulement il est unique parmi l'ensemble des arbres existants, mais également unique dans l'ensemble de tous les arbres possibles. Et bien plus encore. Car il se transforme à chaque instant, ce que vous regardez se modifie en permanence. Il est déjà parti. Voilà qu'un le remplace. Étrangement similaire, et, au fond, si différent, fondamentalement autre. Les objets sont uniques dans l'existence entière, dans l'ensemble des possibles, et dans l'immensité du temps.
Enfin, en ce qui concerne les êtres vivants, c'est ce facteur-même que l'on oublie. Les arbres, l'herbe, le monde dans lequel nous évoluons vit, et c'est une chance unique. Car la Terre est probablement la seule à accueillir la vie dans la Galaxie, et sans doute dans l'univers tout entier. Alors allongeons-nous dans l'herbe, ou bien serrons un arbre dans nos bras, et sentons, non, ressentons sa vie. Et si ce n'est qu'une chimère de l'imagination humaine, alors qu'importe ! On l'aura tout de même ressenti, ce courant chaud et rassurant de vie qui émane du monde qui nous entoure.

Aussi, je pense que c'est là le travail du poète : libérer la vue de l'habitude, l'habitude qui lisse toute chose en en oublie leur nature unique et magnifique. Ainsi disait Jean Cocteau, dans Le Rappel à l'Ordre :
"Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. [...]
Car s'il est vrai que la multitude des regards patine les statues, les lieux communs, chefs-d'œuvre éternels, sont recouverts d'une épaisse patine qui les rend invisibles et cache leur beauté.
Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu'il frappe avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu'il avait à sa source, vous ferez œuvre de poète."

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