mercredi 9 octobre 2013

Je suis jaloux

Oh, rien à voir avec des histoire d'amour. Ah, ça non. Et puis, "jaloux" n'est sans doute pas le terme exact pour définir ce que je ressens. Mieux vaut, pour que vous compreniez, que je vous raconte une histoire :

« 

Ich hab' von dir geträumt.
C'est de toi que j'ai rêvé l'autre nuit. Ô joie. Cette grande salle illuminée par un lustre en cristal, et nous, qui mangions paisiblement autour de la longue table blanche. En bout de table, Sartre, à sa gauche, c'était toi. J'étais assis à côté, et je vous regardais tous les deux. Brecht et Sartre qui discutaient de littérature. Oh, bien sûr ! C'était aussi incompréhensible qu'incohérent, mais cela n'avait, et n'a toujours, pas d'importance. Brecht, le très grand Brecht, avait accepté de venir me voir. Cette attention suffisait à mon bonheur. Pourtant, lorsque tu es parti, j'ai ressenti ce grand vide. Je n'avais pas pu te demander tout ce que j'aurais voulu te demander. Je crois que c'était là la plus grande frustration de ma vie. Prendre pleinement conscience en une seule nuit de ce que veut dire : Brecht et Sartre sont morts.

Ich bewundere dich.
Je t'admire, et, je dois dire, plus que je n'ai jamais admiré Hugo, Baudelaire, Rimbaud, et même Sartre. Je dois également avouer que je me sens assez mal de te tutoyer. Mais je ne trouverais pas naturel de te vouvoyer. Pour moi, la figure du héros, le contraire de Galilée qui renonce à ses idées pour ne pas avoir à souffrir, c'est toi. Parce que, lorsque tu as fui l'Allemagne en 1933, tu l'as vraiment regretté. Parce que si tu ne t'étais pas exilé, tu serais mort, et bien trop tôt. Parce que tu es empreint de la plus grande humilité (au moins en apparence, et ce plus subtilement que Victor Hugo). Parce que si on peut te critiquer, c'est uniquement avec le recul des années, voire des décennies. Parce que tu as toujours fait ce qu'il fallait quand il le fallait. Et enfin, parce que ta technique théâtrale est toujours valable aujourd'hui, et qu'elle est géniale. Littéralement.

Denn du bist ein Genie.
Car tu es un génie. On l'a dit de toi, lorsque tu as publié ton premier recueil de poème (Bertolt Brechts Hauspostille), et il faut reconnaître que plus j'étudie tes écrits et les mécanismes que tu y as glissés, plus j'adhère à cette opinion (non vérifiée, certes, mais j'ai des arguments).
Et vois-tu, moi, pauvre moi, j'aurais bien aimé être un génie. J'aurais bien aimé savoir réfléchir aussi bien que tu le faisais. Mais voilà, je le sens bien : je suis loin d'être un génie, et encore moins de t'égaler. Et je suis jaloux de toi. Ou disons plutôt que j'aurais aimé avoir ton talent et ta vigueur d'esprit. Alors, sache que j'aimerais continuer ton œuvre, autant que possible, à ma manière, évidemment, dans le contexte actuel. Tu verras, tu pourras être fier de moi. Je ne t'aurai pas égalé. Je n'aurai peut-être même pas brillé. Mais peu m'importe. Ce que je dois faire, c'est mener ce projet jusqu'au bout. Ne jamais renoncer. Faire du mieux que je peux. Parce que voyez-vous, je ne peux me résoudre à croire que l'Art-pour-l'Art soit une fin en soi. C'est pourquoi j'ai, de mon côté, choisi un but à ma vie. Un but choisi en toute liberté - et comme toute liberté, cela implique des responsabilités - dont j'assumerai toutes les conséquences. L'Engagement.

Enfin, sache que s'il existe quelque part, comme je me plais souvent à l'imaginer, un petit nuage blanc sur lequel les morts peuvent s'asseoir, et observer l'humanité, sache que si cela existe, alors, je viendrai te voir. Je veux que nous discutions, Ô grand Bertolt. Du moins, si tu l'acceptes. Car vois-tu, on gagne toujours à échanger avec un génie.

»

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