mercredi 20 juillet 2016

Esthétique des personnages littéraires

Mrs Dalloway said she would buy the flowers herself.


De ce personnage de Mrs Dalloway, le moins que je puisse dire, c'est qu'il n'a pas rencontré mon adhésion immédiate. Elle m'est apparue, au début, comme une riche aristocrate, écervelée, un peu niaise, sans aucun sens des conséquences de ce qu'elle faisait, déconnectée de la réalité sociale dans laquelle elle était. Je m'en suis violemment distanciée.
Pour être exact, je l'aimais par principe, au début (parce que c'est l'héroïne, parce qu'on m'avait dit du bien du livre...), avant de m'en distancier plutôt violemment.
Et puis. J'ai eu accès à son intériorité. J'ai eu accès à son point de vue sur la vie. J'ai eu accès au point de vue des autres sur elle, d'elle sur les autres. Mrs Dalloway aime les autres, veut qu'ils se sentent au mieux ; elle souffre, elle aime, elle est véhémente et sereine ; elle fait des choix, elle se laisse porter par des événements ; elle vit, elle aime la vie et la beauté.
Mon ressentiment s'est estompé. Il n'y avait plus, dans mon rapport à Mrs Dalloway, ni attachement ni aversion. Elle était un personnage, un humain en fait, et lire son histoire me faisait du bien.

It was her life, and, bending her head over the hall table, she bowed beneath the influence, felt blessed and purified, saying to herself, as she took the pad with the telephone message on it, how moments like this are buds on the tree of life, flowers of darkness they are, she thought (as if some lovely rose had blossomed for her eyes only)


C'est une chose que j'ai retrouvée dans tous les romans de Virginia Woolf que j'ai lus : une évolution du jugement porté sur les personnages, jusqu'à une absence totale de jugement (les plus marquants pour moi : Helen dans The Voyage out, Mrs Ramsay dans To the Lighthouse, Orlando dans le roman éponyme, Mrs Manresa dans Between the Acts, tous les personnages des Vagues).

Il ne s'agit pas de les aimer ou de les haïr, mais de les vivre.

Par le mouvement d'identification ou d'affection, suivi ou précédé d'un mouvement de distanciation, on annule le jugement porté sur le personnage sans retirer la composante émotive : on ressent le personnage, on vit les mêmes émotions que lui, et le fait de ne plus le juger d'aucune façon facilite, je crois, ce diapason émotionnel.

Ici, j'aimerais indiquer deux choses qui me sautent aux yeux, et qui viennent du théâtre :
-Le partage d'émotion (parfois violentes) rappelle (vaguement) la catharsis.
-La distanciation qui suit une identification était une composante essentielle du théâtre brechtien : Brecht cherchait à ce qu'on considère sa pièce non pas passivement mais activement, en réfléchissant à la signification de la scène qui se déroule devant lui et à son lien avec la société dans laquelle il vit.

Il me semble donc qu'on peut à ce point parvenir à deux conclusions : Brecht avait peut-être découvert un mécanisme qui annule les affects du spectateurs envers les personnages de théâtre. Mais ici, l'analyse est subtile : on m'a toujours dit que Brecht s'oppose à la catharsis et cherche à supprimer les affects pour qu'on puisse étudier rationnellement la pièce. En réalité, l'amalgame "émotions / irrationalité" est à mon avis abusif, et on parle plus adéquatement en termes d'activité et de passivité : Brecht réussissait donc à nous rendre actif devant sa pièce de théâtre. Tout en nous faisant ressentir les émotions de ses personnages à la fois plus directement et avec plus d'esprit critique que sans le mouvement de distanciation (qui, répétons-le, se précédait obligatoirement d'une identification).


Virginia Woolf me semble utiliser une technique similaire, et nous rend actifs face à son écrit. Et, en faisant cela, elle montre que l'art ne veut pas de jugement esthétique, mais des sentiments et sensations esthétiques. Que les personnages, comme les humains, sont tels qu'ils sont : vivent, sont beaux.
"People are - nothing more" - The Voyage out

4 commentaires:

  1. J'aime cette réflexion...
    J'ai envie de considérer les gens comme des personnages.
    (Ceci dit à la fin de Mrs Dalloway, j'aimais Mrs Dalloway, parce que même si au début elle parait effectivement aristocrate hautaine je l'ai vu au travers les yeux de Peter Walsch et que Peter Walsch même si au début il parait bon à rien en fait il est juste... LUI, quoi. <3)

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    1. Je suis heureux que tu en sois venue à vouloir considérer les gens comme des personnages (plus exactement : comme les personnages de Virginia Woolf) =D
      (Je comprends complètement ^^ C'est cet attachement à eux deux qui contraste avec la première impression et permet d'apprécier l'esthétique des personnages (les "aimer" en un nouveau sens) sans les aimer ou les haïr "passivement" ^^)

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    2. À bien y réfléchir je crois que c'est plutôt Virginia Woolf qui montre ses personnages comme dans les relations qui existent réellement plutôt que le contraire. Ils s'agacent l'un l'autre, mais pourtant ils s'aiment, ils veulent bien faire et sans s'en rendre compte agacent, ils sont fragiles et emportés par le cours de leurs pensées... ce sont des gens. <3
      (Et justement, c'est pour ça que c'est "actif", on entre dans une relation au personnage beaucoup plus véritable, qui se rapproche de la relation avec une personne réelle qu'on observerait)

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    3. Je suis d'accord avec cette analyse, Virginia Woolf nous montre de vrais humains. Et elle a en plus le mérite de les montrer plus complètement que par un point de vue individuel biaisé, qui est le nôtre d'habitude, dans la vraie vie ^^
      (Tout en dépassant notre expérience quotidienne biaisée, ce qui renforce l'activité ^^)

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