Bonjour à tous.
J'ai mis bien longtemps à réagir, et j'avais par ailleurs mes problèmes personnels. Mais cela me semble important. En vérité, je ne voudrais pas réagir. Je voudrais m'exprimer librement sur ce sujet sans y avoir été amené par les événements. Je voudrais avoir pu écrire ceci, et le mettre en application, avant que tout ça n'arrive. Je voudrais, surtout, pouvoir dire calmement ce qu'il y a à dire face aux morts de toutes ces personnes le 13 novembre dernier.
C'était la tristesse, la compassion, l'horreur, la nausée, la peur, la peur acceptée et pas rejetée, la peur englobée en soi comme un cœur qui bat.
J'ai mis bien longtemps à réagir, et j'avais par ailleurs mes problèmes personnels. Mais cela me semble important. En vérité, je ne voudrais pas réagir. Je voudrais m'exprimer librement sur ce sujet sans y avoir été amené par les événements. Je voudrais avoir pu écrire ceci, et le mettre en application, avant que tout ça n'arrive. Je voudrais, surtout, pouvoir dire calmement ce qu'il y a à dire face aux morts de toutes ces personnes le 13 novembre dernier.
C'était la tristesse, la compassion, l'horreur, la nausée, la peur, la peur acceptée et pas rejetée, la peur englobée en soi comme un cœur qui bat.
Il
y a l'ami qui vous dit que son frère était à côté et a fuit de
justesse. Qu'il faut se cloîtrer chez soi et que dehors, la mort rôde.
D'abord, il faut que ce soit faux, il faut qu'en fait tout aille bien et
que des gens ne soient pas morts. Et puis en douceur, l'horreur
s'installe, prend un fauteuil, vous regarde de haut et vous lance son
rire narquois, blessant. Ça commence à grincer. Et puis, inévitablement,
on en entend trop. On en voit trop. Il y a l'urgence de la situation,
le désespoir qui pousse à croire des atrocités plus grandes encore. On
regarde par la fenêtre, Paris, à 23h, un samedi soir. On est un peu
loin, ça va, ça devrait aller, mais on a envie de leur crier, à ces gens
qui marchent, d'accélérer, de courir, de se réfugier. On tourne en rond
dans sa chambre. On va voir les amis-voisins. On s'inquiète. On fait
des câlins. Des allers-retours. On ne pourra pas dormir avant tard, et
puis demain, il n'y aura pas DS de physique. Le sms aux parents pour les
rassurer. Et ça les met au courant. Les sms aux amis de la classe, et
l'inquiétude jusqu'à la réponse. Et puis encore les images, les sons,
les regards par la fenêtre, les allers-retours dans l'escalier. Puis
Doctor Who jusqu'à ne plus pouvoir rester éveillé, et des vagues qui
affluent lentement, toutes fines, sur la plaque chaude qui brûle à
l'intérieur de soi, la série rassure, mais par à-coups, et pas
totalement, et fermer l'oeil est une épreuve, seul dans la chambre toute
grande, toute noire, avec la trop grande fenêtre et les rideaux tout
fins qu'on pourrait déchirer après avoir brisé les maigres carreaux. Se
tourner contre le mur, du mauvais côté, oui, mais du côté où on voit
pas. Serrer l'oreiller.
Il
y a des fantômes qui tournent dans la tête. Ce sont eux. Eux. Le
sentiment qu'on ressent alors est tellement fort qu'on est obligé de
l'enfermer sous une coupole de verre, à l'observer là, de loin, en fait
soi-même sous la coupole de verre et toutes les émotions au-dehors, on
sait finalement que ça se passe autre part, on se déteste de ne pas
avoir réagi plutôt, agi seulement, on aime ces humains qui sont partis,
juste parce qu'ils étaient humains et proches, puis on aime les autres
partis, plus loin, juste parce qu'ils étaient humains. On sait que c'est
le plus fort qu'on peut faire. Puis un pose sa main sur le verre lisse,
on ferme les yeux, on essaie de transmettre sa chaleur à travers. Tout
le reste entre par le chemin qui s'est ouvert, le corps se protège, il
faut se noyer dans la musique qui seule peut faire dormir malgré
l'intense exténuation. Et la lourdeur sans rêve tombe d'un coup et
écrase tout le corps qui s'enfuit jusqu'à midi.
Et
puis le samedi, il y a toute la journée passée avec une amie, en
pyjama, devant des films et des séries. Discuter. L'apaisement suprême
d'un Miyazaki ne suffirait pas. On apprend des choses, pourtant, on
évite de trop en reparler, mais c'est au centre des discussions, on
tourne autour. La nausée guette toujours, tapie au fond du ventre, et
les larmes débordent trop facilement. Heureusement qu'on peut serrer les
amis contre soi aussi, et pas seulement les oreillers. Et puis on pense
à envoyer un sms gentil à une personne intimidante mais qu'on aime, et
finalement, on grandit.
Et
le dimanche, il faut se remettre à travailler. On essaie. Et puis tout
le corps dit "non", tout le corps refuse, on pense encore à tout ça, on a
un peu la tête qui tourne, on mange n'importe quoi n'importe comment,
on est dans une sorte de nuage où tout est loin, futile, inutile. Mais
la vie toque à la porte. En fait, elle la défonçait plutôt à coup de
bélier, la porte. On regarde les actualités sur Facebook. On clique sans
y penser sur le bouton vert "en sécurité". Hier, on se souvient avoir
utilisé l'ordi de l'amie pour vérifier les amis. Là, on fait de même
avec son compte. Et puis on voit l'avalanche. Ça fait mal. On ferme. On
aimerait qu'il y ait de la pudeur, un peu, on en a marre de toute cette
crudité aussi tôt. Et puis on entend les sirènes, encore, trop souvent,
on sait ce qu'elles font, on s'inquiète à longueur de temps, on passe
son temps sur la radio, on les essaie toute. On veut se rassurer, que ça
ne recommence pas. On nous dit que les parisiens offrent leur sang,
trop de sang d'ailleurs, alors on a foi en l'humanité mais on a trop
peur que tout s'interrompe et que ça recommence.
Le
RER B, l'angoisse dans ces tunnels ces lourdes parois, qu'on avait
oubliées, qui tout à coup se referment sur soi. L'impatience que le
train s'arrête, qu'on puisse sortir sauf, qu'on arrête de se laisser
envahir par une angoisse exubérante au moindre détail inhabituel (on la
réprouve, on la repousse loin, on érige des barricades, des barrages, et
elle suinte toujours, goutte à goutte d'abord, puis quand elle touche
l'intérieur profond, tout s'effondre et les flots se déversent plus
violemment encore). On prend la queue de train parce qu'on se dit que
c'est loin du milieu. Et près des escaliers. On court, on sort de la
station. Sous la pluie, dehors, sous la capuche, on n'a plus ses
écouteurs, on guette, à gauche, à droite, et même, pour soulager ce cri à
l'intérieur, un petit regard derrière. On se faufile entre les ombres,
dans la lumière ténue du petit matin, on les frôle et on frissonne, on
se décompose intérieurement à chaque fois. Dès qu'on est arrivé, en
avance, on sort les écouteurs, on écoute deux phrases sur France Inter,
France Info, et on vérifie que tout va bien. Et à toutes les pauses. Et
pendant les cours, on lève la tête, on tend l'oreille, à chaque sirène,
parce qu'en plein Paris, ça fait peur. Il y en avait trop beaucoup trop
dans une seule journée, dans un seul quartier. Et on lève encore la tête
pendant deux, trois semaines, et on ne peut plus s'empêcher d'y penser
quelque part, au fond, à chaque fois, qu'il y a une horreur au bout de
la sirène.
Et puis on
reprend le cours de l'information, on replonge dans son flot - c'est
trop dense, trop froid, trop chaud, plein de remous et un peu acide.
Trop d'informations, tout le monde parle, tout le monde s'exprime, a
raison sur des points, et sur d'autres, le corps se déchire, l'esprit
hurle, on ferme l'onglet après avoir lu en diagonale la fin, pour
empêcher la nausée de revenir, ou une autre nausée, de sourdre là, tout
au fond. On se dit que tout sonne faux, qu'il y a des choses qui
n'auraient pas dû être faites, qui sont faites, encore, toujours, malgré
les désapprobations. On se dit que le monde a des engrenages grippés.
Au
fond, on se demande pourquoi tout le monde est surpris, on se surprend à
penser, dans l'océan de goudron fondu, que tout le monde faisait
simplement les aveugles, sourds, muets, tout à la fois, qu'ils
refusaient par principe que ce soit possible. Une deuxième fois. On se
demande pourquoi continuer à vivre normalement c'est résister. On pense
que c'est justement le blasphème suprême de continuer à l'identique, il y
a la voix, qui crie toujours mais qui crie plus fort, qui déchire les
tympans cette fois, qui exhorte à agir, changer sa vie.
Et puis ça reprend. Il y a toujours les sirènes. La musique de Ghost Reveries
qui rappelle le concert qu'on est allé voir en octobre, plein de joie,
mais aux consonances si sombres, si glauques, et au souvenir si frais,
qu'on n'a pas pu s'empêcher d'imaginer le Bataclan comme cette salle de
concert où on est allé. Il y a Imaginaerum qui pour la première fois sonne faux. Il n'y a que Golden Apples,
qu'on écoute tous les soirs pour dormir, qui arrive à souffler
doucement sur la plaie sans la rouvrir, qui emplisse d'une chaleur
réconfortante, en fait, pas vraiment réconfortante, juste ce qu'il faut
pour arriver à tenir. Mais ne rêvons pas. On ne la met que dans le RER,
parce que la radio ne passe pas, et pour survivre au voyage. Dans les
rues, il faut guetter, prendre sa vie en main, prendre les bons réflexes
d'hygiène intellectuelle et de vie.
Écouter
sa meilleure amie qui raconte comment sa professeure lui a donné les
meilleurs conseils et la bonne humeur au creux de l'horreur. L'avoir au
téléphone, longtemps, le lundi pendant une pause, parler pour se
rassurer, pour l'entendre une fois de temps en temps, se dire que ça va
aller, peut-être, qu'il faut changer tout ça, mais au moins elle est là,
et on sait qu'avec elle on va construire quelque chose et que ça ira
mieux. Peut-être. Mais ce peut-être suffit.
Et puis bonjour le jour nouveau, l'année nouvelle, on n'est pas convaincu que ça changera quelque chose. Mais on a un peut-être, on s'accroche très fort, on à un peut-être. Il suffit. Il suffit peut-être. Mais même ce peut-être là suffit.
Peut-être.
Suffit ?
Peut-être.
Suffit.
Bonjour.
Et puis bonjour le jour nouveau, l'année nouvelle, on n'est pas convaincu que ça changera quelque chose. Mais on a un peut-être, on s'accroche très fort, on à un peut-être. Il suffit. Il suffit peut-être. Mais même ce peut-être là suffit.
Peut-être.
Suffit ?
Peut-être.
Suffit.
Bonjour.
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