jeudi 19 septembre 2013

Die deutsche Heerschau - La Parade allemande

Voilà un poème de Brecht ; il ouvre son recueil de saynètes Furcht und Elend des III. Reiches (Grand-peur et Misère du III. Reich). Je l'ai appris par coeur, et je vous en offre en prime la traduction faite moi-même (ça veut dire que ça peut être faux, hein).
Donc, en italique, le texte original, et en gras la traduction.

Die deutsche Heerschau
La Parade allemande

Als wir im fünften Jahre hörten, jener
Lorsque nous entendîmes, dans la cinquième année, que celui
Der von sich sagt, Gott habe ihn gesandt
Qui dit de lui-même que Dieu l'aurait envoyé
Sei jetzt fertig zu seinem Krieg, geschimiedet
Soit déjà prêt pour sa guerre, qu'il ait forgé
Sei Tank, Geschütz und Schlachtschiff, und es stünden
Tank, artillerie et cuirassé, et que patientent
In seinen Hangars Flugzeuge von solcher Anzahl
Dans ses hangars des avions d'un tel nombre
Dass sie, erhebend sich auf seinen Wink
Que, se soulevant sous ses yeux,
Den Himmel verdunkeln würden, da bleschloßen wir
Ils obscurciraient le ciel. Alors, nous décidâmes
Uns umzusehen, was für ein Volk, bestehend aus was für
De nous demander quel peuple, composé de quels
                                                                Menschen
                                                                Humains
Er unter seine Fahne rufen wird. Wir hielten Heerschau.
Il ralliera sous ses bannières. Nous paradâmes.

Dort kommen sie herunter
Là-bas, ils descendent
Ein bleicher, kunterbunter
En une blême, hétéroclite
Haufe. Und hoch voran
Troupe. Et très haut, à leur tête
Ein kreuz auf blutroten Flaggen
Une croix sur un drapeau rouge sang
Das hat einen großen Haken
Il y a un gros problème
Für den armen Mann.
Pour le pauvre homme.

Und die, die nicht marschieren
Et ceux qui ne marchent pas au pas
Kriechen auf allen vieren
Rampent à quatre pattes
In seinen großen Krieg.
Dans sa grande guerre.
Man hört nicht Stöhnen noch Klagen
On n'entend pas de gémissements ni de plaintes
Man hört nicht Murren noch Fragen
On n'entend pas de protestations ni de questions
Von lauter Militärmusik.
Dans la retentissante musique militaire.

Sie kommen mit Weibern und Kindern
Ils viennent avec femmes et enfants
Entronnen aus fünf Wintern
Épargnés de cinq hivers
Sie sehen nicht fünfe mehr.
Ils n'en voient pas cinq de plus.
Sie schleppen die Kranken und Alten
Ils traînent les malades et les vieux
Und lassen uns Heerschau halten
Et nous laissent parader
Über sein ganzes Heer
Devant toute son armée.

Bertolt Brecht, Furcht und Elend des III. Reiches, 1938.

Passons à présent au commentaire =P

Tout d'abord, ce texte parle bien évidemment d'Hitler et de son arrivée au pouvoir, et souligne le risque de guerre imminent.
Notons ensuite la date de parution : 1938. La guerre n'a pas encore commencé. Brecht est déjà pleinement conscience de ce que va devenir le régime hitlérien, et ce, dès 1933, année pendant laquelle il écrit déjà certaines de ses saynètes.

Lorsque Brecht parle de "la cinquième année" (v.1), cela fait référence à certaines affiches que l'on trouvait en Allemagne, pour la campagne politique d'Hitler (qui, du reste, ont été largement reprises et tournées en dérision par les alliés, mais Brecht est le premier, il me semble, à l'utiliser) : "Donnez-moi cinq ans, et vous ne reconnaîtrez plus l'Allemagne" (Gib mir fünf Jahre, und ihr werdet Deutschland nicht wiedererkennen). Lourde critique appuyée d'ironie, donc. Et on soulignera bien sûr l'usage du conditionnel "aurait" ("que Dieu l'aurait envoyé") (v.2).

Ensuite, je ne sais pas si c'est surinterprété, mais : les avions d'Hitler vont obscurcir le ciel... Rendre sombre le domaine où, théoriquement, réside le Dieu-même qui aurait envoyé Hitler. Ce qui serait une critique supplémentaire.

On notera évidemment également la mise en relief du mot "humains". Quel type d'humain peut suivre Hitler, c'est un peu là la question que pose Brecht, je pense.

Strophe 2, v.2, on trouve "blême, hétéroclite" ; en fait, le mot allemand (kunterbunter) signifie aussi "criard", il y a donc une sorte d'antinomie entre les deux terme, ce qui peut bien souligner le caractère hétéroclite de la troupe hitlérienne, le fait que ses membres viennent de tous horizons, certainement.
Quant à la "croix sur [le] drapeau rouge sang", il s'agit bien évidemment de la croix gammée, en allemand Hakenkreuz ; il y a là un jeu de mot avec l'expression allemande Das hat einen großen Haken, il y a un gros problème.

Strophe 3, v.4 et 5, le parallélisme souligne cette fois l'unité de la troupe hitlérienne, qui, menacée, paralysée par la crainte, ne gémit pas, ne se plaint pas (ce serait montrer ses faiblesses) ; ne proteste pas et ne pose pas de question (ils ne sont pas là pour réfléchir, et cela déstabiliserait le régime).

Voilà, je pense que je n'ai plus grand-chose à dire, le reste, vous pouvez sans doute le déduire de vous-mêmes ^^


En fait, la raison pour laquelle je vous mets ce poème, c'est parce que, tout d'abord, il m'a beaucoup touché, autant pas son sens (et ses multiples références et jeux de mots) que par son rythme exceptionnel (ne cherchez pas, je suis toujours un adorateur du rythme des poèmes brechtiens), mais surtout pour sa date. 1938. Brecht, exilé aux Pays-Bas, a vu venir à cent lieues la seconde guerre mondiale...

Et comme à son habitude, Brecht, en provoquant, pousse à la réflexion et à la critique... Y compris sur notre situation actuelle. Je n'en dis pas plus : je vous laisse vous faire votre propre idée, pour l'instant.

En attendant, j'espère que vous aurez apprécié ce joli texte de Brecht ! :)

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