vendredi 2 octobre 2015

Temps et Douleur

« Ô temps, suspends ton vol » – Lamartine, Le Lac in Méditations poétiques.

Le temps n'est-il pas la source de toutes nos souffrances ?

L'angoisse. Bientôt le gouffre se refermera sur moi et mon corps ne pourra plus contenir ma douleur ; il se brisera comme le ballon de baudruche rempli avec cruauté.
La nostalgie. Il y avait autrefois une plume qui glissait doucement sur ma peau, qui rendait au contact toutes choses plus belles, c'était la caresse qui soufflait aux entrailles son haleine chaude.
L'insécurité. De quoi sera fait demain ? Il me semble que je suis sur le plateau cuivré d'une balance, et que le poids d'en face fluctue imprévisiblement.
Le regret. N'y avait-il pas, plus tôt, un livre recouvert de poussière sur mon étagère, que je n'ai pas osé ouvrir, et qui un petit matin a disparu, laissant une trace vide dans la grisaille cotonneuse ?
La honte. Après que mon bras a effleuré le totem, je me liquéfie sous le regard glacé des dieux.
Le remords. La foudre frappe continûment l'âme recroquevillée.
Le chagrin. Les tapisseries de la réalité se décollent de ses murs, tout autour, la pluie qui coulait sur les tuiles d'argile a pénétré et amolli les fondations du monde. L'eau glacée ruisselle sur mes épaules.

Imaginons un instant que le temps ne s'écoule plus, mais que nous soyons néanmoins capables de penser. Toutes les souffrances – à l'exception d'une seule – s'envoleraient : rien n'a eu ni n'aura plus d'effet, le monde se fait une unique sensation générale, et aux tréfonds du corps, le grand monstre qui s'agitait entre ses lourdes chaînes s'endort. Le poète vient avec le soleil qui ressource la paix en cette aube de la sérénité, le poète peut se servir de l'unité complexe de la réalité pour composer ses odes à la vie. Mais très vite le flux du présent, le hic et nunc tant désiré, tarit. L'ennui installe ses effets personnels dans notre chambre intime.

C'est la dernière souffrance, la légère, celle qui ne dépend que de nous, celle qui s'épuise, qui s'étrangle si on le désire avec suffisamment de force. On peut conter des histoires, s'imaginer des vies, profiter du courant continuel qu'offre le présent. On peut peut-être fuir l'ennui indéfiniment, mais alors même cette fuite ne deviendrait-elle pas ennuyeuse ?

Les souffrances ne s'annihilent toutes qu'en offrant une occupation intense et durable à l'esprit. Intense, parce qu'elle plonge alors dans un état où le passé et l'avenir n'ont plus d'importance, s'évaporent dans l'inanité des choses auxquelles on ne pense pas. Et durable, parce que l'ennui guette. Et si l'on était conscient de ce que cette occupation est éphémère, la temporalité s'insérerait de nouveau dans les plaines tranquilles où l'on se terre, la peur de la perte future, le reflet de l'absence passée, nous frapperaient au visage.

Alors j'imagine que nous tentons tous de fuir le Temps. Personne ne fuit le présent, c'est le présent que tout le monde recherche, sous une forme particulière, qui donne l'impression, l'impression, l'impression d'immortalité, d'intemporalité, de paix. Mais en même temps, tout le monde désire un présent qui dure, que l'on puisse goûter, un présent changeant mais selon nos goûts, selon des modes auxquels chacun pourra s'adapter. Le ici et maintenant, c'est en fait ici, et un peu plus loin, aussi, c'est en fait maintenant, et jusqu'à ce que je sois apaisé.

Rendons-nous compte que le Temps que nous fuyons est le Temps que nous désirons, que nous recroqueviller dans notre vaine simulation d'éternité est un refus de la réalité qui transperce plus encore lorsqu'il se brise – chagrins d'amour, rêves déchirés par le réveil ou autrui, bulle éclatée – et qu'il y a une joie plus grande encore à sentir le Temps s'écouler à travers soi comme l'eau fraîche qui glisse dans l'œsophage, gorgée après gorgée, comme un long flux revigorant dont le passage est nécessaire à un bonheur plein et serein. Perdre son temps est une joie.

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