« Ô
temps, suspends ton vol » – Lamartine, Le Lac in
Méditations poétiques.
Le
temps n'est-il pas la source de toutes nos souffrances ?
L'angoisse.
Bientôt le gouffre se refermera sur moi et mon corps ne pourra plus
contenir ma douleur ; il se brisera comme le ballon de baudruche
rempli avec cruauté.
La
nostalgie. Il y avait
autrefois une plume qui glissait doucement sur ma peau, qui rendait
au contact toutes choses plus belles, c'était la caresse qui
soufflait aux entrailles son haleine chaude.
L'insécurité.
De quoi sera fait demain ? Il me semble que je suis sur le
plateau cuivré d'une balance, et que le poids d'en face fluctue
imprévisiblement.
Le
regret. N'y
avait-il pas, plus tôt, un
livre recouvert de poussière sur mon étagère, que je n'ai pas osé
ouvrir, et qui un petit matin a disparu, laissant une trace vide dans
la grisaille cotonneuse ?
La
honte. Après
que mon bras a effleuré le totem, je
me liquéfie sous le regard glacé des dieux.
Le
remords. La foudre frappe continûment l'âme recroquevillée.
Le
chagrin. Les
tapisseries de la réalité se décollent de ses murs, tout autour,
la pluie qui coulait sur les tuiles d'argile a pénétré et amolli
les fondations du monde. L'eau glacée ruisselle sur mes épaules.
Imaginons
un instant que le temps ne s'écoule plus, mais que nous soyons
néanmoins capables de penser. Toutes les souffrances – à
l'exception d'une seule – s'envoleraient : rien n'a eu ni
n'aura plus d'effet, le monde se fait une unique sensation générale,
et aux tréfonds du corps, le grand monstre qui s'agitait entre ses
lourdes chaînes s'endort. Le poète vient avec le soleil qui
ressource la paix en cette aube de la sérénité, le poète peut se
servir de l'unité complexe de la réalité pour composer ses odes à
la vie. Mais très vite le flux du présent, le hic et nunc
tant désiré, tarit. L'ennui
installe ses effets personnels dans notre chambre intime.
C'est
la dernière souffrance, la légère, celle qui ne dépend que de
nous, celle qui s'épuise, qui s'étrangle si on le désire avec
suffisamment de force. On peut conter des histoires, s'imaginer des
vies, profiter du courant
continuel qu'offre le présent. On peut peut-être fuir l'ennui
indéfiniment, mais alors même cette fuite ne deviendrait-elle pas
ennuyeuse ?
Les
souffrances ne s'annihilent toutes qu'en offrant une occupation
intense et durable à l'esprit. Intense, parce qu'elle plonge alors
dans un état où le passé et l'avenir n'ont plus d'importance,
s'évaporent dans l'inanité des choses auxquelles on ne pense pas.
Et durable, parce que l'ennui guette. Et si l'on était conscient de
ce que cette occupation est éphémère, la temporalité s'insérerait
de nouveau dans les plaines tranquilles où l'on se terre, la peur de
la perte future, le reflet de l'absence passée, nous frapperaient au
visage.
Alors
j'imagine que nous tentons tous de fuir le Temps. Personne ne fuit le
présent, c'est le présent que tout le monde recherche, sous une
forme particulière, qui donne l'impression, l'impression,
l'impression d'immortalité, d'intemporalité, de paix. Mais en même
temps, tout le monde désire un présent qui dure, que l'on puisse
goûter, un présent changeant mais selon nos goûts, selon des modes
auxquels chacun pourra s'adapter. Le ici et maintenant,
c'est en fait ici, et un peu plus loin, aussi,
c'est en fait
maintenant, et jusqu'à ce que je sois apaisé.
Rendons-nous
compte que le Temps que nous fuyons est le Temps que nous désirons,
que nous recroqueviller dans notre vaine simulation d'éternité est
un refus de la réalité qui transperce plus encore lorsqu'il se
brise – chagrins d'amour, rêves déchirés par le réveil ou
autrui, bulle éclatée – et qu'il y a une joie plus grande encore
à sentir le Temps s'écouler à travers soi comme l'eau fraîche qui
glisse dans l'œsophage, gorgée après gorgée, comme un long flux
revigorant dont le passage est nécessaire à un bonheur plein et
serein. Perdre son temps est une joie.
Ça m'a fait penser à "Ce qui dure" de Sully Prudhomme.
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