lundi 19 octobre 2015

Je pense, donc nous sommes

Une nouvelle fois, j'entends une indiscernable présence dire mon nom dans le silence temporaire de la pièce. À nouveau, je suis trompé, je suis le seul à avoir perçu l'appel. Je suis souvent le seul. Je commence à douter de ce monde. Peut-être y suis-je seul, peut-être est-il tout entier une projection de ma propre psyché. Ce que je vois en face de moi, est-ce réel ; le réel a-t-il seulement un sens ? Et qu'est-ce que le sens ? Le langage ne trahit-il pas ma pensée à chaque instant ? Qu'est-ce qu'exister ; existé-je ? Je suis seul et peux douter de tout, de tout, de tout.
J'ai peur mais j'accepte. Je ne peux pas vivre dans un monde de mirages. Je ne suis pas assez fort pour ça. Je fais des concessions ; j'aimerais faire des accords avec le réel, mais j'abandonne une partie de moi dans le processus ; je me trahis. Je concède en axiomatisant, mes choix sont arbitraires, vains, violents contre ceux d'autrui. Je tente d'y renoncer, je construis un monde où tout s'explique, où, exceptée l'existence elle-même et celle des choses parce que c'est la chose la plus indéfinissable et improuvable. J'ai enfin un système qui me donne prise sur le monde, je suis rassuré, je suis satisfait, je me remplis d'espoir comme une amphore et je vais le déverser sur l'univers - j'ai un outil pour aider autrui.
Mais une voix crie au fond de moi. J'ai renoncé. L'absolu a été jeté à terre, il a été piétiné par les armées des Khan toutes entières. Comment osé-je abandonner la certitude au profit de mes constructions arbitraires de vérité ? Une autre voix sépulcrale répond : comment osé-je nier l'existence de ces humains autour de moi, ces êtres infiniment profonds, fragiles, adorables, puissants, ces êtres pleins de fissures et plein d'élan vital ? Tiraillé entre absolu et besoin de vérité, entre harmonie avec soi et harmonie avec tous, je me perds dans un univers déstabilisant. 


Quand on cherche à établir un nouveau système philosophique, il faut lui déterminer une source. De cette position initiale découleront toutes les propositions suivantes, alors elle est d'une importance cruciale. En ce qui la concerne, il me semble qu'il y a globalement deux grandes positions. Soit on s'appuie sur une ontologie, une description de ce qu'est l'être, une explication du monde et de sa conception et on insère l'humain dans cet univers. Soit on part de l'humain, de l'individu, en fait, et on explique qu'on ne peut être certain de ce que l'on perçoit par les sens ; peut-être le monde n'est-il qu'une projection de notre esprit, et rien n'existe d'autre que nous-mêmes, tout est illusion hors le moi et ce qu'il crée comme illusions tout autour. (Et parfois on s'en fiche ; mais il me semble qu'on peut dire qu'un grand nombre de positions philosophiques présupposent l'un de ces deux schémas.)
Mais l'ontologie comme le solipsisme me semblent à présent deux écueils. J'ai connu les deux, je sais que le second est la seule position qui ne contienne aucun axiome, aucun arbitraire, la seule qui puisse se targuer d'une certitude absolue - mais quelle certitude ! - et je sais que le premier, sous réserve de renoncements, de compromis, permet d'expliquer un certain nombre de chose avec une précision et une force surprenantes, il donne lieu à une satisfaction profonde mais aussi à une frustration intense à cause des limites très claires qui le bornent. Je connais donc leurs attraits et leurs failles.
Que se produit-il quand nous doutons ? Un événement présent nous ébranle. On cherche une amarre à laquelle s'accrocher. Alors on fuit dans le raisonnement ou la sensation, on se réfugie dans le traitement d'une chose différente que la source de notre déséquilibre, et on tente d'y retrouver une certaine verticalité. Mais c'est traiter les symptômes, omettre le véritable problème : celui présent ici et maintenant. Dans un cas comme dans l'autre, on fuit le présent, précisément parce qu'il effraie, parce qu'il déstabilise. On se place dans un espace hors-temps où on convoque les sensations et l'expérience, c'est-à-dire le passé, et les projections, les spéculations, la logique, c'est-à-dire le futur, pour s'extraire de la temporalité, pour se placer dans une rassurante éternité.
 
Mais on oublie - peut être à dessein - que la seule véritable certitude se trouve dans le hic et nunc, dans l'instant présent et le lieu de mon existence.

"That you are here—that life exists, and identity;
That the powerful play goes on, and you may contribute a verse.
"
Walt Whitman, Leaves of Grass, "O me ! O life !"

De mon existence. De ton existence. De la vie, de l'identité, et du monde. Tout cela est en fait donné à la fois dans une seule bénédiction.
Je suis, j'existe. Mais si j'existe, c'est parce que je me suis construit avec tous les autres qui vivent autour de moi, que j'ai connus ; il y a en moi des échos de leurs personnalités (j'ai compris cela en lisant Les Vagues de Virginia Woolf, et ce fut la source de toute cette réflexion - ce fut l'épiphanie et comme une évidence, comme si les autres positions que j'adoptais jusqu'alors me semblaient futiles face à celle-ci), des choses que j'ai singées, d'autres que j'ai conservées comme des trésors, d'autres encore que j'ai appréciées et mises en valeur dans mon propre être.
Si j'existe, c'est que tu existes, qu'ils existent tout aussi sûrement. Et si je suis moi, si j'ai une identité, c'est que par leur existence, j'affirme ma finitude, ma différence, leur finitude, leur différence, leur identité en tant qu'êtres humains, je les reconnais comme humains, comme semblables, eux qui m'ont construits et que j'ai construits ; mais aussi je reconnais dans le même instant nos liens inextricables, je reconnais que nos existences et identités, que les personnes actuelles que nous sommes, sont solidaires les unes des autres.
Enfin, comme j'ai reconnu une altérité, j'ai reconnu une extériorité en même temps ; ils sont indépendants, ils ne sont pas moi, ils sont eux, et je le sais parce qu'ils me surprennent, parce qu'ils m'apprennent, parce qu'ils me comprennent et que je sais que je les comprends en craignant de ne pas les comprendre ; j'éprouve et je constate l'universalité de l'humanité comme le terrible sort infligé à l'humain de l'incertitude de la condamnation éternelle à la solitude. Alors, comme ils ne sont pas ce que je suis, je ne peux affirmer tout ce que je veux à leur propos ; ils me contredisent ; je me heurte à eux.
De même, je ne me construis pas, en fait, que par les humains, cet être présent que je suis, est construit à partir des pierres sur lesquelles je marche, des arbres sur lesquelles je pose mes mains, du ciel dans lequel je plonge mon regard et de tous les choses qui excitent mes sensations. Je me heurte à l'univers qui me maintient dans l'existence, et je sais qu'il me permet d'être. Le monde m'est donné au même moment que les autres et que moi-même.

Je suis, nous sommes, et le monde aussi.

4 commentaires:

  1. Réponses
    1. Euh... De rien <3 Mais pourquoi ? ^^'

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    2. C'est ce qu'il manquait à ton raisonnement pour qu'il me semble cool, et ca me fait me remettre en question

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    3. Oh. Alors j'ai pleinement atteint mon objectif (vis-à-vis de toi). Merci à toi <3

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